Le remaniement gouvernemental auquel Shinzô Abe a procédé la semaine dernière est quasiment passé inaperçu dans la presse française, voire occidentale. Signe d’un manque d’intérêt pour le Japon ? Peut-être. Pour la politique intérieure nippone certainement.
Le Premier Ministre à la tête d’une coalition constituée de son parti, le parti libéral-démocrate (LDP), et de son allié, le parti centro-bouddhiste Komeitô, a remporté les élections à la Chambre Haute de la Diète en juillet dernier. Il gagnait ainsi sa cinquième victoire électorale depuis décembre 2012 et devrait devenir le Premier Ministre qui a gardé le pouvoir le plus longtemps depuis la fin de la seconde guerre mondiale, éclipsant des figures politiques de l’après-guerre. Il est à noter qu’il est l’un des personnages politiques – aux côtés d’Angela Merkel – les plus anciens au sein du G7.
Malgré ce manque de couverture presse, le remaniement présente un intérêt certain :
- Tout d’abord par son ampleur car Shinzô Abe a modifié ou remplacé 17 des 19 membres de son gouvernement, et nommé treize nouveaux entrants ; quatre postes au sein du LDP ont également été désignés.
- Ensuite parce qu’il maintenu sa « garde rapprochée » : Taro Aso au poste de vice-Premier Ministre et Ministre des Finances, Yoshihide Suga à celui de Secrétaire Chef de cabinet et porte parole, et Fumio Kishida à celui de responsable du Conseil de Recherche Politique du PLD ; il a aussi fait entrer un proche, Koichi Hagiuda, en le nommant au ministère de l’Education malgré son implication dans l’un des scandales qui ont terni l’administration Abe.
- Il a neutralisé ses rivaux soit en les écartant du gouvernement, avec leurs proches : c’est le cas pour les chefs de clan Shigeru Ishiba qui avait contesté son poste de chef du LDP à Shinzô Abe dans le passé, et Noboteru Ishihara ; soit les déclassant dans la hiérarchie ministérielle, Taro Kono passant des Affaires Etrangères à la Défense ; soit en les maintenant à leur poste, Toshihiro Nikai gardant celui de secrétaire général du LDP et ayant même suggéré une modification des statuts du parti pour permettre à Shinzô Abe de briguer un quatrième mandat à sa tête, l’autorisant ainsi à rester Premier Ministre.
- Enfin il a récompensé Toshimitsu Motegi pour son succès dans les négociations commerciales nippo-américaines en le désignant Ministre des Affaires Etrangères, poste qu’il ambitionnait depuis longtemps et que dans les équilibres internes du LDP Shinzô Abe avait dû concéder à Taro Kono.
Toutefois ce qui a attiré l’attention de beaucoup au Japon et en Asie est la désignation de Shinjiro Koizumi au poste de Ministre de l’Environnement. A 38 ans, il est le troisième plus jeune ministre depuis la seconde guerre mondiale dans un pays où le respect d’un âge avancé est une vertu politique. Ce sont cependant d’autres traits qui forcent l’intérêt. Shinjiro Koizumi est le fils de l’ancien Premier Ministre Junichiro Koizumi qui a conservé une image positive auprès de l’opinion politique nippone tout en étant un homme politique quelque peu marginal au sein du LDP. Il est aussi un personnage « people » surtout depuis son mariage avec la présentatrice de télévision Christel Takigawa cet été.
Certains s’interrogent sur le sens de cette nomination. Quelques-uns y voient la préparation de « l’après- Abe ». Ce n’est sans doute pas inexact car Shinzô Abe introduit ainsi un « jeune loup » au sein des caciques du parti tout en laissant leurs chances à ses rivaux Kono et Ishiba. D’autres y voient la volonté de dissocier Shinjiro Koizumi de son père, ce dernier étant hostile à la politique nucléaire du Japon depuis la catastrophe de Fukushima alors que le Premier Ministre s’efforce de la relancer en dépit des réserves de l’opinion publique. Enfin cette nomination n’est pas en soi un cadeau politique car Shinjiro Koizumi devra traiter de sujets très délicats comme les eaux usées et radio-actives stockées sur le site de Fukushima ; ce qui peut apparaître comme un cadeau serait alors un piège, ou au moins un « challenge » pour la jeune star de la vie politique nippone. Quoiqu’il en soit Shinzô Abe dispose d’un gouvernement à sa main pour traiter de sujets difficiles : l’augmentation de la TVA prévue en octobre prochain, réforme fiscale qui empoisonne la vie politique japonaise depuis le milieu des années 1980 ; les relations conflictuelles avec la Corée du Sud pour lesquelles aucune voie de sortie n’est actuellement visible, ou celles avec la Chine qui peuvent à tout instant s’envenimer si Pékin y a intérêt ; le déclin démographique, le vieillissement de la population et ses effets sur les régimes de protection social et de retraite ; la stagnation économique et le très faible taux d’inflation qui persistent malgré les Abenomics lancés dès l’arrivée au pouvoir de Shinzô Abe et dont le principal succès est la hausse de l’indice de la Bourse de Tokyo ; les réformes structurelles (place des femmes, aides à l’enfance, immigration…) dont certaines ont été engagées mais pour lesquelles beaucoup reste à faire ; sans oublier le sujet préféré du Premier Ministre, à savoir la réforme de la Constitution…pour laquelle il n’a pas une majorité des deux-tiers à la Chambre Haute malgré sa victoire de juillet dernier.
par Jean-Yves Colin (Asia Centre)