Les cérémonies officielles (funérailles, mariages princiers ou royaux…) sont l’occasion de rencontres entre dirigeants politiques voire de reprise de dialogue. C’est ce qui s’est passé lors du « Sokui no rei » (une des cérémonies marquant l’avènement de Naruhito, nouvel Empereur du Japon).
Lors de cette cérémonie qui s’est tenue le 22 octobre en présence de près de 2 000 Chefs d’Etat et envoyés spéciaux, la Corée du sud était représentée par son Premier Ministre (PM) Lee Nak-yong. Le PM coréen n’est pas un inconnu au Japon car il y a vécu et parle japonais. Outre sa participation à la cérémonie elle-même au Palais Impérial et au banquet qui a suivi, le PM Lee a rencontré son homologue japonais Abe Shinzo deux jours plus tard. Il était porteur d’une lettre du Président coréen Moon Jae-in adressant au PM japonais ses félicitations officielles pour l’avènement du nouvel Empereur et faisant état de son espoir d’une coopération accrue entre les deux pays.
Si les circonstances et les tensions observées entre la Corée du sud et le Japon depuis plusieurs mois, voire années, ne laissaient pas augurer d’un changement majeur, cette visite officielle, soigneusement préparée, et cette lettre sont probablement un tournant vers une désescalade alors que les derniers mois furent marqués d’acrimonie réciproque.
Avant son départ pour Tokyo, le PM Lee rencontrant la presse nippone avait souligné la préoccupation du Président Moon au regard de la dégradation des relations bilatérales ; il avait indiqué que le président coréen estimait que les différends relatifs aux travailleurs forcés coréens au Japon pendant la période coloniale et la seconde guerre mondiale ne devaient pas être un obstacle aux relations bilatérales ; il avait enfin rappelé la proposition de la Corée de mise en place d’un fonds de compensation financé par des entreprises des deux pays que le Japon a rejetée jusqu’à présent. La presse coréenne laissait entendre que cette rencontre Lee-Abe pourrait être un préalable à un entretien Moon-Abe lors d’une réunion ASEAN+3 à Singapour début novembre ou du sommet APEC à la mi-novembre au Chili.
Le PM Lee n’a d’ailleurs pas limité ses entretiens au seul PM Abe. Il a rencontré des représentants du Parti Libéral Démocrate, de son allié au pouvoir, le Komeitô, et des partis d’opposition, un ancien PM, ainsi que des représentants des milieux d’affaires.
Pour autant cet entretien n’a pas abouti à une percée notable et Abe Shinzo a réitéré les positions japonaises. Le PM Lee n’avait pas pour objectif d’obtenir leur changement mais simplement, pour reprendre le propos d’un de ses conseillers, de créer une atmosphère facilitant un dialogue entre les deux pays. A Seoul le Ministre des affaires étrangères, Kang Kyung-wha a tenu un discours moins optimiste et insisté sur les aspects négatifs actuels : la réitération des positions nippones concernant les travailleurs forcés et les « femmes de confort », le maintien des restrictions commerciales décidées par Tokyo et relatives à trois éléments constitutifs des semi-conducteurs. Ce dernier point bloque la levée de la remise en cause par Séoul de l’arrêt des échanges d’information militaires organisés par l’accord GSOMIA (pour « General Security of Military Information Agreement »). En outre une réunion s’était tenue quelques jours auparavant dans le cadre de l’OMC à Genève ; le représentant japonais a plaidé pour le maintien de ces restrictions et leur conformité par rapport aux règles de l’OMC.
Dans l’immédiat le Président Moon a intérêt à sortir d’une impasse diplomatique :
- Un scandale politique impliquant son épouse, a conduit le Ministre de la Justice Cho Kuk à démissionner après des manifestations de masse alors qu’il était chargé d’une réforme importance du fonctionnement de la justice coréenne, et notamment du rôle des procureurs ; cet échec d’un proche, successeur possible du Président Moon, semble exiger une inflexion du mandat présidentiel à mi-parcours, sinon un second souffle.
- Son intermédiation entre le président américain et le leader de la Corée du nord est au point mort et ce dernier vient d’annoncer, de façon provocatrice, la destruction de résidences hôtelières au Mont Kumgang gérées avec des entreprises sud-coréennes, un des lieux symboliques et anciens du dégel des relations intra-coréennes.
- Enfin la croissance est atone. Le chiffre du 3ème trimestre n’est que 0.4 % en rythme annuel ; le FMI a baissé son estimation pour 2019 de 2.6 % à 2 %. La Banque de Corée a indiqué que si les incertitudes des relations commerciales entre les Etats-Unis et la Chine expliquent en partie cette situation, les tensions entre la Corée du sud et le Japon n’y sont pas étrangères. Les révisions à la baisse des résultats et /ou du chiffre d’affaires de plusieurs grandes entreprises coréennes (Posco, Hyundai Motor, Samsung Electronics…) attestent de ce ralentissement.
Cette sortie de crise n’est pas aisée pour le Président Moon car il a été porté au pouvoir par une opinion publique exigeante et enregistre actuellement une chute de sa notoriété dans les sondages (il recueille cependant environ 40 % d’opinions favorables). Tout autant le PM Abe, apparemment arc-bouté sur une posture de fermeté, voire d’intransigeance, finira par devoir infléchir sa position qui irrite les Etats-Unis et ne plaît guère aux milieux d’affaires japonais, notamment dans le secteur de l’électronique. La rencontre entre les PMs coréen et japonais à Tokyo a été un premier pas mais beaucoup de chemin reste à parcourir pour apaiser leurs relations.
Vu d’Occident, où ces dissensions apparaissent parfois injustement picrocholines et peu fondées, elles révèlent aussi l’enracinement historique, l’incarnation très forte des relations entre des voisins que notre rationalité a tendance à vouloir formater à nos « standards » d’alliance ou de « règles de bon voisinage » et de bien commun établis en particulier après la Seconde guerre en Europe de l’ouest. Elles sont un rappel de l’omniprésence de sentiments nationaux très structurants, et pas seulement en Chine, dans la conduite des diplomaties est-asiatiques, du poids aussi des opinions publiques, conduisant parfois les dirigeants les plus pragmatiques à tenir compte de réalités électorales y compris quand il s’agit de « ménager les extrêmes ». La « triangulation » Corée-Chine-Japon est ainsi plus complexe, et pour quelque temps encore, qu’il n’y paraît vu de Paris.
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par Jean-Yves Colin (Asia Centre)