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Sri Lanka 2019 : Des attentats de Pâques à la victoire des Rajapakse

Sri Lanka

Éric P. Meyer, professeur émérite à l’Inalco.

Les élections présidentielles du 16 novembre 2019 ont été remportées par Gotabhaya Rajapakse, frère de l’ancien président Mahinda Rajapakse (2005-2015) avec une nette majorité de 52,25%, face à son principal adversaire Sajith Premadasa (41,99%), fils de l’ancien président Ranasinghe Premadasa (1989-1993), candidat de l’United National Party (UNP). Le taux de participation a été supérieur à 83%, et les incidents ont été rares, à l’exception de l’attaque d’un bus transportant des électeurs musulmans déplacés mais restés inscrits dans leur district d’origine.

Les résultats confirment que la géographie électorale de l’île obéit à des lignes de clivage ethniques : Gotabhaya Rajapakse a remporté la majorité absolue des suffrages dans tous les districts ruraux et semi-ruraux où la population cingalaise bouddhiste est dominante, et son adversaire l’a dépassé dans les districts du nord (majoritairement tamouls), de l’est (majoritairement musulmans et tamouls), dans les zones de plantation du centre (tamoules), et dans quelques districts urbains qui votent traditionnellement pour l’UNP (principalement au nord de Colombo). Par rapport aux élections de 2015 perdues par son frère Mahinda, Gotabhaya a gagné 4 à 5% des voix dans la plupart des districts cingalais.

La carrière de Gotabhaya Rajapakse comporte des zones d’ombre. Ses débuts sont ceux d’un jeune militaire formé à la lutte non-conventionnelle, qui a combattu les débuts de la guérilla tamoule dans le cadre d’une unité d’élite (Gajaba Regiment) : il y côtoie deux officiers, Kamal Gunaratne et Shavendra Silva, qu’il nommera dès sa prise de fonction en 2019 respectivement Secrétaire à la Défense et chef de l’armée. Il est engagé ensuite dans la répression sanglante en 1989-1990 de l’insurrection des jeunes cingalais du Front de Libération du Peuple (Janata Vimukthi Peramuna, JVP), comme responsable du secteur de Matale, où a été découverte 23 ans plus tard une fosse commune contenant 150 cadavres portant des marques de torture. Tandis que son frère Mahinda dénonce à Genève les atteintes aux droits de l’homme à Sri Lanka, Gotabhaya semble prendre ses distances avec ce passé compromettant. Il démissionne de l’armée en 1992, nouant des relations avec les États-Unis où il s’installe en 1998, employé dans les services informatiques d’une université privée californienne. Il y obtient la nationalité américaine, à laquelle il affirme avoir renoncé en 2006 quand il est rappelé par son frère Mahinda, élu président en 2005, pour mener en tant que Secrétaire à la défense la lutte contre les séparatistes tamouls des Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE). Il joue un rôle décisif, avec son ancien collègue Shavendra Silva, dans l’écrasement de la rébellion des LTTE et les massacres de civils qui l’a accompagné, en avril 2009, justifiant publiquement les bombardements d’objectifs civils. Selon le général Sarath Fonseka, alors chef de l’armée, il aurait ordonné l’exécution des derniers combattants qui s’étaient rendus.

Une fois la guerre terminée, le président Mahinda Rajapakse et son frère Gotabhaya Rajapakse mettent en place un régime autoritaire fondé sur l’armée, dont leurs réseaux prennent le contrôle en écartant Sarath Fonseka, qui apparaît comme un rival. Fonseka se présente sans succès contre Mahinda Rajapakse aux présidentielles de 2010. Il est ensuite accusé de corruption devant une cour martiale et emprisonné, ce qui permet à Gotabhaya d’imposer son image de seul artisan de la victoire, auprès d’une opinion publique où les anciens combattants issus des classes rurales pauvres sont très nombreux et influents : l’armée est devenue et reste le premier employeur du pays.

Les réseaux de Gotabhaya se développent parallèlement dans deux autres secteurs : la police qu’il cherche à soumettre au contrôle de l’armée, et le clergé bouddhiste. Des enlèvements commis par des hommes en civil, dont on suppose qu’ils appartiennent à la police militaire, à bord de camionnettes blanches sans plaque d’immatriculation, visent des journalistes critiques et des opposants dont certains disparaissent à jamais (Lasantha Wickremetunge, Prageeth Ekneligoda, Nadaraja Raviraj). Gotabhaya appuie la formation de la Bodu Bala Sena (BBS, ‘l’armée de la force bouddhiste’), une organisation regroupant des moines activistes qui quittent en 2012 le parti Jathika Hela Urumaya (JHU, ‘l’héritage national cingalais’) qui avait été très actif dans la propagande contre le séparatisme tamoul. La BBS s’en distingue en dénonçant à l’instar des moines extrémistes birmans et des militants indiens de l’hindutva les privilèges supposés des Musulmans, et en organisant une milice armée qui multiplie les provocations.

L’échec électoral inattendu en janvier 2015 de Mahinda Rajapakse, qui a perdu le soutien d’une section de son Sri Lanka Freedom Party (SLFP), contraint Gotabhaya à faire profil bas : les adversaires du clan ont gagné en dénonçant la corruption du régime et ses atteintes aux droits humains. La justice enquête sur les disparitions et sur les détournements de fonds, la presse se libère, les régions tamoules revivent. Mais les dissensions apparaissent entre les vainqueurs du scrutin, qui associaient des dissidents du SLFP (le nouveau président Maithripala Sirisena), à l’United National Party qui lui est traditionnellement opposé, et un scandale de corruption concernant l’émission de bons du Trésor ternit l’image du nouveau régime. A la fin de 2018, le président Sirisena se réconcilie avec le clan Rajapakse et nomme Mahinda Premier Ministre, mais doit y renoncer devant l’opposition du Parlement. Toutefois, l’élément déterminant du succès électoral de Gotabhaya Rajapakse en Novembre 2019 est de nature sécuritaire : il résulte des attentats de Pâques 2019.

Le mécanisme qui a conduit au drame peut être reconstitué schématiquement à la lumière du rapport de la Commission d’enquête parlementaire publié le 23 octobre 2019[1]. Durant la première décennie du 21ème siècle, des mouvements islamistes d’inspiration wahhabite se développent dans les communautés musulmanes de l’est de Sri Lanka, sous l’influence de migrants revenus des pays du Golfe où ils ont été employés : ils entrent en conflit, parfois violent, avec la masse de la population musulmane où domine un soufisme quiétiste. Dès 2013, les autorités religieuses musulmanes traditionnelles alertent le pouvoir civil sur cet état de choses, sans résultat. Parallèlement, les mouvements bouddhistes nationalistes radicaux, qui étaient originellement plus hostiles aux Chrétiens (accusés d’être pro-occidentaux, de voter pour l’United National Party et d’avoir des sympathies pour le séparatisme tamoul) qu’aux Musulmans, dénoncent la richesse, l’influence et la croissance démographique de la population musulmane (9% de la population). La BBS organise des campagnes contre l’étiquetage halal, et attise la violence dans les zones où les Musulmans sont en minorité. Mais paradoxalement, ce sont des lieux de culte chrétiens et non point bouddhiques que vont viser les attentats commis par les extrémistes musulmans.

Lorsque la police judiciaire (Criminal Investigation Department, qui dépend du Ministère de la Loi et de l’Ordre) entreprend en avril 2018 de lancer une enquête sur le groupe musulman qui sera à l’origine des attentats un an plus tard, le service secret sri lankais (SIS), qui dépend du Ministère de la Défense et du Président mais reste très lié au clan Rajapakse, s’interpose pour se réserver l’exclusivité de l’enquête, et lorsque les services secrets indiens avertissent début avril 2019 leurs homologues sri lankais de l’imminence d’un attentat préparé par ce groupe, le chef du SIS refuse de diffuser l’alerte. Le rapport parlementaire montre que c’est cette rivalité entre les polices recoupant une rivalité politique qui a rendu possibles les attentats, et il en conclut de façon allusive que certaines personnes ont pu avoir intérêt à laisser prospérer le chaos dans les mois qui ont précédé l’élection présidentielle.

Les attentats de Pâques ont eu pour effet de raviver dans la majorité cingalaise de la population le sentiment d’insécurité dont elle s’était libérée à l’issue de la guerre en 2009, et de la conduire à rechercher la protection contre les terroristes islamistes de ceux à qui elle attribuait la victoire contre les terroristes tamouls.

Parmi les faits intervenus immédiatement après la victoire électorale de Gotabhaya Rajapakse, on retiendra plusieurs événements significatifs.
Par un décret du 22 décembre, les forces armées ont été chargées du maintien de l’ordre – un régime de loi martiale de fait. Les services de police ont été placés sous le contrôle des services du renseignement militaire et les agents du CID chargés d’enquêter sur des faits de corruption, de torture et de disparitions (commis principalement entre 2005 et 2015) ont été interdits de quitter le pays, et menacés eux-mêmes de sanctions pour avoir mené leurs enquêtes à charge. L’un d’entre eux s’est réfugié avec sa famille en Suisse, emportant ses dossiers avec lui. A la suite de cet épisode, une employée sri-lankaise du Consulat de Suisse a été séquestrée en pleine rue par des inconnus qui l’ont retenue plusieurs heures pour lui extorquer par la force la liste des personnes ayant demandé des visas au Consulat. Des responsables d’ONG locales, des journalistes et d’autres activistes font l’objet d’intimidation de la part de correspondants anonymes. Trois députés de l’opposition ont été arrêtés sous différents prétextes. Ces méthodes sont analogues à celles qui ont eu cours avant 2015 sous la présidence de Mahinda Rajapakse.

Gotabhaya Rajapakse a nommé son frère Mahinda Premier ministre, mais faute de majorité, a suspendu provisoirement le Parlement. Un député proche de Gotabhaya Rajapakse a préparé un amendement à la Constitution prévoyant de donner au Président tous pouvoirs de nomination et de révocation des juges, mais une majorité des deux tiers est requise pour une telle mesure. Des élections législatives anticipées sont prévues en mars ou avril 2020. Le Président de la commission électorale, qui a assuré avec beaucoup de professionnalisme et grâce à la collaboration de la police la régularité de tous les scrutins depuis 2011, a déclaré vouloir être déchargé de ses fonctions avant cette date, sans en préciser les motifs.

Le nouveau Président a prêté serment à Anuradhapura, capitale historique des rois bouddhistes dans l’Antiquité, et non à Kandy, dernière capitale du pays avant la conquête britannique, ou Colombo, capitale coloniale : dans un discours d’investiture axé sur la sécurité et non sur l’unité nationale, il a publiquement regretté que les minorités religieuses aient voté contre lui. Dans la foulée, le moine Galagoda Gnanasara, leader de la BBS, a annoncé publiquement que si les élections législatives confirmaient les résultats des présidentielles, il mettrait en sommeil son organisation, ses buts étant atteints[2].

Dans l’ensemble de l’Asie du Sud, le sécularisme est aux abois. Mais on doit s’attendre à ce qu’il ne disparaisse pas sans combattre.

[1] https://www.parliament.lk/en/business-of-parliament/committees/committee-reports?type=committee&category=4&committee=319&search_status=1 (consulté le 19.12.2019)
[2] https://ceylontoday.lk/news-more/9237

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