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Taïwan : l’avenir des mobilités au pays du scooter

Taiwan (mopeds)

Aymeric Mariette

En septembre 2019, Taïwan comptait 14 millions de scooters[1] pour une population totale de 23,6 millions d’habitants[2], soit la plus grande concentration de scooters par habitants au monde. Le contraste est marquant entre la diffusion de ce mode de transport, rappelant des situations similaires dans des pays en développement d’Asie du Sud-Est, et le niveau de développement du pays[3], comparable à la Corée du Sud ou au Japon, deux pays à niveau de vie égal et qui ont largement abandonné l’utilisation du scooter. Comme le souligne Jean-Pierre Orfeuil dans son article L’esprit de « La Fabrique du mouvement » en 2013 : « Ainsi, l’usage des deux-roues motorisés à Taipei, qui s’est au départ développé pour des raisons historiques, s’est-il ancré dans les mœurs et bénéficie-t-il d’une bonne reconnaissance et d’un bon niveau de sécurité, malgré un niveau de vie qui permet l’accès à l’automobile au plus grand nombre, ce qui est exceptionnel dans le monde. »[4].

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Une évolution spécifique des modes de transport individuels

Dans la majorité des pays développés, corollaire au développement économique, les bicyclettes ont progressivement été remplacées par les motocyclettes puis par la voiture. Avec l’accroissement des revenus et la production de masse de l’automobile, on assiste en effet à une banalisation croissante de celle-ci au détriment du deux-roues. Ce dernier est perçu comme moins convenable et moins sûr, la voiture étant par ailleurs associée à un symbole important d’accès à la classe moyenne et d’émancipation des territoires de proximité[5]. Ce mouvement s’accompagne parallèlement d’un développement des transports en commun, s’imposant peu à peu comme une alternative intéressante aux modes de transport individuels. Taïwan ne suit que partiellement cette évolution et la population taïwanaise reste profondément attachée à l’utilisation du scooter (au delà de seules considérations économiques, même si celles-ci ne sont pas à négliger).

L’usage d’un mode de transport urbain comme le scooter est favorisé à Taïwan par la concentration de l’habitat et la relative proximité des Taiwanais de leur lieu de travail. Avec une chaîne de montagne occupant la moitié est de l’île, le pays est un des territoires les plus densément peuplés au monde : 652 habitants par km2.

nb d’habitants par km2 par district à Taïwan Source: Taiwan population map, Maps Taiwan

Par ailleurs, un actif sur sept est chef d’entreprise à Taïwan, c’est le taux le plus élevés des pays de l’OCDE. Les PME de l’île employaient en 2015 78% de la main d’œuvre du pays[6], un chiffre tombant à 49% si on prend le cas français[7]. L’emploi étant moins concentré, les Taiwanais vivent relativement plus proche de leur lieu de travail. Les distances relativement courtes parcourues par les Taiwanais constituent un avantage comparatif majeur pour le scooter par rapport à la voiture. Celle-ci n’apparaît pas nécessaire non plus pour effectuer de plus longues distances, Taïwan bénéficiant d’un réseau de transport inter-villes très développé. Même si le nombre de voitures en circulation n’est pas à minimiser (8 millions en 2018[8]), on peut enfin imaginer les complications en termes de circulation et d’environnement qu’impliquerait une utilisation bien plus diffuse de la voiture personnelle comme mode de transport individuel.

L’industrie du scooter a par ailleurs longtemps été protégée par les pouvoirs publics de la concurrence d’autres véhicules motorisés. Dès les années 1960, au moment où les premières marques de scooter émergent sur l’île, le gouvernement taiwanais met en place un système de taxe sur l’importation de voitures et des pièces détachées. Le système de joint-venture proposé aux fabricants étrangers sous condition de transfert de technologie apparaissait peu incitatif pour ces derniers étant donné la taille réduite du marché taiwanais. Ces mesures ont surtout contribué à augmenter considérablement le prix des voitures sur l’île, rendant le scooter produit localement d’autant plus attractif. La première marque taiwanaise de voiture Luxgen n’a par ailleurs été lancée qu’en 2009. En ce qui concerne les gros cylindrés, le marché taiwanais a longtemps été contraint par leur interdiction sur les voies rapides, levée depuis 2015[9].

Le manque de développement des transports en commun dont ont souffert les villes du pays, à l’exception de la capitale, a également contribué à ancrer la prédominance du deux-roues. La comparaison entre Taipei et, Kaohsiung, le deuxième pôle économique de l’île, est assez édifiante. À population comparable[10], on observe deux fois plus de scooters en circulation à Kaohsiung : 724 scooter pour 1000 habitants contre 354 pour 1000 dans la capitale en 2018[11]. Outre un climat tropical certes plus propice à l’utilisation du scooter, Kaohsiung ne compte que 2 lignes de métro (ouvertes tardivement, en 2008) et une ligne de tramway partiellement ouverte depuis 2016. Taipei compte, elle, 7 lignes de métro, ouvertes pour la plupart à la fin des années 1990. On observe ce décalage entre Taipei, qui possède un réseau de transport en commun unique dans le pays, et l’ensemble des autres grandes villes de l’île (cf ci-dessous).

Concentration de scooters dans les grandes villes taïwanaises
nombre de voitures (en bleu) et de scooters (en violet) pour 1000 habitants à, de gauche à droite, Kaohsiung, Taipei, Xinbei, Taizhong, Tainan et Taoyuan               Source : 高雄市政府交通局,107年交通統計年報,Transportation Bureau of Kaohsiung City Government, 2018 statistics report

L’hégémonie du scooter à Taïwan a entrainé en retour un aménagement spécifique des villes, renforçant in fine son ancrage comme moyen de transport. L’habitat a par exemple longtemps été construit d’une manière qui ne permet pas d’accueillir de voiture personnelle. Le rez-de-chaussée est en effet le plus souvent composé d’une terrasse accueillant un commerce ou un restaurant, et les parkings aménagés pour les voitures restent trop peu nombreux en ville[12]. Les scooters bénéficient enfin de leur propre code de la route ainsi que leur propre chaussée de circulation, renforçant leur aspect pratique.

Le scooter électrique et partagé comme horizon de mobilité à moyen terme

Les investissements importants réalisés ces deux dernières décennies dans les transports en commun et les mobilités douces ont permis de réduire le nombre de scooters en circulation dans les villes taïwanaises, en légère baisse depuis 2011[13]. Le métro de Taipei continue son expansion : la ligne reliant la capitale à l’aéroport international de Taoyuan a ouvert en mars 2017 et l’ouverture du métro circulaire (ligne jaune) était prévue pour fin décembre 2019. Cette expansion s’accompagne d’une augmentation continue de la fréquentation. Le métro de Taipei affichait un accueil quotidien de 2,3 millions de visiteurs par jour en 2018, contre 1,3 millions dix ans plus tôt[14]. Parallèlement, la ville a considérablement investi dans son réseau de vélo en libre service. De 2009 à 2017, le nombre de station est passé de 11 à 400, et la flotte de vélos de 500 à 13 072. Le nombre d’usagers mensuel a lui augmenté de 150 000 utilisateurs en mars 2012 à 2,5 millions en mars 2018. Malgré les efforts considérables réalisés dans les mobilités alternatives cette dernière décennie, la ville de Kaohsiung reste très dépendante au scooter. La fréquentation du métro, après une augmentation continue du nombre d’usagers mensuels de 2008 à 2012, stagne depuis aux alentours de 200 000 usagers quotidiens[15]. L’ouverture (encore partielle) d’une ligne de tramway circulaire en 2016 censée renforcer l’attractivité du réseau n’a pas encore eu l’effet escompté. Un plan de développement d’une troisième ligne de métro a également été adopté en avril 2017 et les travaux devraient commencer en 2020[16]. Pourtant pionnier en la matière, le système de vélo en libre service de Kaohsiung est par ailleurs nettement moins attractif que dans la capitale : composé de seulement 203 stations, il totalisait 4,7 millions d’utilisateurs annuels en 2018[17], soit environ 1/5ème du nombre d’utilisateurs à Taipei.

Le deux-roues restera à moyen terme le mode de transport dominant sur l’île. Les autorités taiwanaises ont ainsi décidé de limiter fortement l’utilisation des scooters les plus polluants et s’orientent vers une électrification et un partage du parc de scooters. Dans le cadre de la loi sur la prévention de la pollution atmosphérique votée en août 2018, les autorités souhaitent interdire totalement la production et la vente de véhicules thermiques à l’horizon 2035[18]. Les autorités centrales comme locales multiplient les subventions pour l’achat de scooters électriques. On peut ainsi cumuler jusqu’à 25, 980 NTD (770 euros) de subventions pour l’achat d’un scooter électrique[19]. Les ventes en 2019 sont en augmentation de 82,9% par rapport à 2018 et celles-ci devraient atteindre 150 000 au total sur l’année. C’est sans surprise l’industriel Gogoro qui prospère sur ce nouveau marché, captant 95,7% de part. Au-delà de la réussite commerciale du produit, c’est le succès de son système de stations où les usagers peuvent déposer leur batterie vide et en reprendre une pleine qui porte le succès de la marque. Celles-ci se sont multipliées ces dernières années, comme en témoigne le contrat signé avec le pétrolier national CPC en 2015 qui a conduit à l’installation de centaines de bornes électriques sur ses stations essences. Les initiatives de scooter partagé se multiplient également sur l’île, à l’image des marques WeMo ou GoKube.

Bénéficiant d’une bonne reconnaissance sociale, le deux-roues à Taïwan symbolise l’émancipation ailleurs promise par l’automobile

Le niveau de reconnaissance sociale dont bénéficie le deux-roues à Taïwan est contraire à une certaine logique qui voudrait que les populations privilégient des moyens de transport de plus en plus sûrs au fur et à mesure du développement économique. Même si les limitations de vitesse sont fortement encadrées afin de réduire le nombre et la dangerosité des accidents de la route, ces derniers restent très élevés sur l’île : 320 315 en 2018[20]. À titre de comparaison, on en comptabilisait 58 352 en France la même année, soit trois fois moins pour une population trois fois plus nombreuse. La population taïwanaise semble relativement indifférente aux risques induits par un tel mode de transport, en dépit de la médiatisation omniprésente des accidents de scooter et des campagnes de sensibilisation des pouvoirs publics. Cette indifférence, observable dans d’autres pays asiatiques, pourrait plonger ses racines dans des croyances religieuses telles que le karma. Le docteur Tairjing, militant de la sécurité routière à Bangkok et indigné face au manque de considération de la population thaïlandaise face au fléau des deux-roues, déclarait en 2015 : « Nous avons une situation insurrectionnelle dans le Sud. Tous les jours, une bombe ou une fusillade fait un ou deux morts. L’attentat fait les gros titres le lendemain. Pendant ce temps, on a 70 morts par jour sur nos routes et personne ne dit rien. Si un voleur tue quelqu’un, on s’indigne. Quand des gens meurent du Sida, on exige de l’Etat qu’il fasse quelque chose. Mais si votre fils, votre mari ou votre frère meurt sur la route, on l’accepte : c’était son destin. C’était son heure. »[21] On observe également ce double standard en terme de sécurité au sein de la population taiwanaise, face par exemple aux risques de contagion de maladie, nombreux sont les taïwanais portant des masques dans les transports en commun, et les risques pris par les conducteurs de deux-roues.

L’automobile ne l’ayant que partiellement remplacé, le deux-roues à Taïwan incarne le rêve de mobilité et d’émancipation porté par la voiture individuelle dans d’autres sociétés développées. Le plébiscite de ce mode de transport dangereux et contraire à une certaine morale sociale est un marqueur d’hédonisme et d’individualisme au sein de la jeunesse taiwanaise. Il reflète ce que le sociologue et écrivain Soo-Bok Cheong nomme l’accès à la modernité culturelle[22]. Celui-ci décrit la modernisation comme un processus composé de trois étapes : la modernisation économique, la modernisation politique puis enfin la modernisation culturelle. Pour l’auteur, cette troisième étape « est une dimension de la modernité qui régit les rapports entre les hommes et entre les sexes. L’émergence d’un individu libre et autonome, maître de lui-même, émancipé des liens communautaires et hiérarchiques est une composante indispensable de la modernité culturelle. ».

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Pour des raisons historiques, Taïwan a dessiné sa propre évolution des modes de transport individuels, caractérisée par une prédominance du scooter. Celui-ci a contribué à formater les villes et les modes de vie, au point que l’avenir de la mobilité sur l’île ne puisse se faire sans lui. En témoigne la volonté des autorités taiwanaises de promouvoir l’utilisation du scooter électrique et son partage à moyen terme. Un exemple intéressant pour nombre de villes développées, à l’heure où l’émancipation de la voiture individuelle et la recherche de nouveaux modes de déplacement apparaissent comme une nécessité.

 

[1] 中華民國交通部,交通部統計查詢網,機動車輛登記數, Ministry of Transport and Communications R.O.C. , https://stat.motc.gov.tw/mocdb/stmain.jsp?sys=100&funid=a3301
[2] 中華民國內政部戶政司全球資訊網,Department of Household Registration, Ministry of the Interior, https://www.ris.gov.tw/app/portal/2121?sn=1570498430382
[3] PIB par habitant de 25 546 USD en 2018, soit 49 821 USD en Parité de Pouvoir d’Achat. Source : 國家發展委員會,重要統計資料手冊, National Development Council, Important statistics manual, https://ws.ndc.gov.tw/Download.ashx?u=LzAwMS9hZG1pbmlzdHJhdG9yLzEwL3JlbGZpbGUvMC8yMjIxLzVjOTc2NTVmLTVkMzktNDhlMy05Mjg3LTFkOThjMjk3NDQ0ZC5wZGY%3D&n=MTA35bm05bqmMuaciOS7vemHjeimgee1seioiOizh%2BaWmeaJi%2BWGii5wZGY%3D&icon=..pdf
[4] Jean-Pierre Orfeuil, L’esprit de «  La Fabrique du mouvement », Flux (N°91), janvier 2013, page 7
[5] Éric Le Breton, L’urgence du sens : Mobilité, la fin du rêve ?, Les panseurs sociaux, page 12
[6] Tzong-Ru Lee, Irsan Prawira Julius Jioe, Taiwan’s Small and Medium Enterprises (SMEs), Contemporary Postcolonial Asia, Spring 2017, https://www.asianstudies.org/wp-content/uploads/taiwans-small-and-medium-enterprises-smes.pdf
[7] « Économie : que pèsent réellement les PME et TPE en France ? », Groupe Randstad, 15 avril 2016, https://resources.grouperandstad.fr/decryptages/economie-que-pesent-reellement-les-pme-et-tpe-en-france/
[8]中華民國交通部,交通部統計查詢網,機動車輛登記數, Ministry of Transport and Communications R.O.C. , https://stat.motc.gov.tw/mocdb/stmain.jsp?sys=100&funid=a3301
[9] « Honda to begin motorcycle sales in Taiwan », Honda News, 11 février 2015, https://www.hondanews.asia/corporate/detail-947/
[10] La ville de Taipei (台北) comptait 2,7 millions d’habitants en 2018. L’agglomération de Taipei, à laquelle s’ajoute la ville du Nouveau Taipei (新北), compte environ 7 millions d’habitants.
[11]高雄市政府交通局,107年交通統計年報,Transportation Bureau of Kaohsiung City Government, 2018 statistics report, https://www.tbkc.gov.tw/AboutUs/Accountant/abc150?ID=10c52c15-e63b-4147-8061-10826ae4b7eb
[12] Entretien réalisé avec Mr. Tzou Tsan-Yang, directeur du bureau de protection de l’environnement à Kaohsiung en 2015
[13] 15,2 millions de scooters en circulation sur l’île en 2011, contre 14 millions aujourd’hui.
[14] 台北捷運公司連量統計表, 台北大眾捷運股份有限公司,Taipei Rapid Transit Corporation Metro Service, https://web.metro.taipei/RidershipCounts/c/10712.htm
[15] « 高雄捷運都沒人搭?三張圖看高雄捷運過去幾年的連量變化 », 關鐵評論, « Personne ne prend le métro à Kaohsiung ? Le changement de fréquentation en 3 graphiques », The News Lens, 5 mai 2017, https://www.thenewslens.com/article/67393
[16] 高雄市政府捷運工程局, Kaohsiung Mass Rapid Transit, https://mtbu.kcg.gov.tw/cht/project_Metropolitan_line.php
[17] 高雄市公共腳踏車租賃系統使用人資料,Kaohsiung C-bike system statistics, https://www.c-bike.com.tw/Resources/Files/news/%e9%ab%98%e9%9b%84%e5%b8%82%e5%85%ac%e5%85%b1%e8%85%b3%e8%b8%8f%e8%bb%8a%e7%a7%9f%e8%b3%83%e7%b3%bb%e7%b5%b1108%e5%b9%b41%e6%9c%88%e4%bd%bf%e7%94%a8%e4%ba%ba%e6%ac%a1%e8%b3%87%e6%96%99.pdf
[18] 全國法規資料庫,空氣污染防制法,Laws & Regulations Database of the Republic of China, Air pollution Control Act, 1er août 2018, https://law.moj.gov.tw/ENG/LawClass/LawAll.aspx?pcode=O0020001
[19] Gogoro, 新購車政府補助試算,https://promotion.gogoro.com/tw/gov-subsidies/
[20]中華民國交通部,交通部統計查詢網,機動車輛登記數, Ministry of Transport and Communications R.O.C. , https://stat.motc.gov.tw/mocdb/stmain.jsp?sys=100&funid=a3301
[21] « Les deux-roues, fléau mortel des pays en développement », Courrier International, 8 février 2015, http://www.courrierinternational.com/article/2015/02/08/les-deux-roues-fleau-mortel-des-pays-en-developpement
[22] Cheong Soo-Bok, Autocritique de la modernité en Asie de l’Est : Corée, Chine, Japon, La place de l’individu dans la tradition confucéenne, Croisements (N°2), 2012, page 268-281

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