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Rodrigo Duterte, allié récalcitrant des Etats-Unis ?

Philippines (2)

Marianne Péron-Doise.

Le 11 février 2020, le président philippin Rodrigo Duterte a annoncé son intention de mettre fin à l’Accord sur le stationnement des forces (Visiting Force Agreement, VFA) signé en 1998 entre les Philippines et les Etats-Unis. Cet accord qui encadre la présence de militaires américains sur le sol philippin à l’occasion d’exercices, d’entrainements conjoints, d’escales de navires ou de toutes autres activités entre les forces armées des deux pays, permet la mise en œuvre concrète du traité de sécurité qui lie Manille et Washington depuis 1951. Sa résiliation, si elle se confirmait, tendrait à vider ce traité d’une partie de sa substance[1]. S’il est prématuré de conclure à la fin de la coopération militaire américano-philippine, cette remise en cause suscite bien des interrogations sur l’état de la relation bilatérale. Au demeurant, cette relation a connu bien des mouvements de balancier. La fermeture des bases de Subic Bay et de Clark dans les années 1990 au plus fort d’un sentiment de rejet de la présence américaine sur l’archipel n’a pas empêché la signature de l’Accord d’élargissement de la coopération de défense (Enhancement Defense cooperation Agreement, EDCA) en 2014 avec l’administration Obama[2].

Faut-il cette fois encore, incriminer un anti-américanisme latent que le président Duterte a eu maintes fois l’occasion d’exprimer, y compris sous des formes vocales très extrêmes ? Cette prise de distance brutale ne peut qu’amoindrir stratégiquement la posture des Philippines au plan régional et pose implicitement la question de l’influence chinoise sur Manille sachant que concernant la mer de Chine du Sud, les relations avec Pékin demeurent difficiles contrairement à ce que veut laisser croire Rodrigo Duterte. Les cercles militaires philippins ne s’y trompent pas qui redoutent qu’une remise en cause de la coopération militaire américano-philippine n’envoie un mauvais signal à la Chine. Or la présence chinoise s’est faite de plus en plus agressive en mer de Chine du Sud, que ce soit vis-à-vis de Manille, de Hanoi ou de Kuala Lumpur avec qui les incidents maritimes se sont multipliés dans les derniers mois de 2019.

Une mise à distance des Etats-Unis dont la Chine ne pourra que tirer parti.

Notoirement tendues sous Barack Obama, qui avait condamné à plusieurs reprises les dérives sanglantes de la guerre contre la drogue et les atteintes aux droits de l’homme de la présidence Duterte, les relations avec l’allié américain ont paru se normaliser avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la rencontre à Manille entre les deux présidents lors du Sommet de l’ASEAN en 2017. En visite dans l’archipel en 2019, Mike Pompeo lui-même avait assuré Rodrigo Duterte du plein soutien américain en cas de dégradation de la situation en mer de Chine du Sud[3]. Ceci avait pu rassurer les responsables militaires de l’archipel dont beaucoup, formés dans les écoles militaires américaines, sont très proches de leurs homologues du Pentagone. Pour autant, dès son élection en 2016, Rodrigo Duterte n’avait pas fait mystère de son souhait de se rapprocher de la Chine avec l’idée que son pragmatisme tempéré pourrait l’aider à bénéficier de l’aide et des investissements de Pékin pour moderniser les infrastructures défaillantes de son pays.

Le vote de sanctions du Sénat américain à l’encontre de responsables philippins engagés dans la guerre contre la drogue ou pour protester contre la mise au pas autoritaire de l’opposition, dont l’emprisonnement depuis 2017 de la sénatrice Leila de Lima, ont constitué autant d’éléments qui ont conduit à une rapide détérioration des relations américano-philippines. En janvier 2020, le refus de délivrance d’un visa à l’ancien chef de la police philippine, lui aussi très impliqué dans la guerre contre la drogue, n’a été que le déclencheur d’une crise prévisible. Des conseillers au sein de son propre cabinet, tout comme des responsables militaires haut placés, très conscients de la faiblesse des moyens aéromaritimes de l’archipel ont tenté de dissuader le Président Duterte de remettre en cause le VFA. Son ministre de la justice, Menardo Guevarra a averti que la dénonciation de l’accord porterait atteinte au Traité de sécurité mutuelle ainsi qu’à l’Accord d’élargissement de la coopération de défense de 2014. Le Secrétaire aux affaires étrangères, Teodoro Locsin Jr, a tenu un discours similaire devant le Sénat dont certains membres ont dénoncé une prise de décision unilatérale concernant un traité international qui aurait nécessité une consultation de la Cour Suprême[4]. Indépendamment de l’aspect militaire, il a été souligné qu’en résiliant le VFA, les Philippines se priveraient d’un soutien logistique précieux afin de parer aux désastres naturels nombreux dont l’archipel est régulièrement victime. En 2013, lors du typhon Haiyan, l’envoi et la mise en place d’opérations de secours américaines avaient été largement facilitée par les dispositions de l’accord.

Si la dénonciation du VFA était confirmée, la position et les intérêts stratégiques américains en Asie du Sud-Est pourraient s’en trouver affecter tandis que la Chine en retirerait des effets d’aubaines inespérés. En effet, l’accord, en renforçant les liens opérationnels entre les forces armées philippines et américaines pouvait également se lire comme la concrétisation de l’engagement militaire américain envers la région et un signal susceptible de faire réfléchir Pékin dans ses velléités d’expansion en mer de Chine du Sud. Même si les Etats-Unis se sont rapprochés dernièrement du Vietnam, autre pays en butte à l’agressivité maritime chinoise, il n’y a aucune perspective de traité entre les deux pays. Privé des facilités logistiques philippines, Washington pourrait néanmoins continuer à s’appuyer sur les accords signés avec la Thaïlande et la coopération militaire grandissante avec Singapour.

L’ambiguïté des relations de Rodrigo Duterte avec la Chine ne laisse pas de mettre mal à l’aise les autres pays de l’ASEAN, parties aux litiges avec Pékin sur les Paracelse et les Spratleys, qui escomptaient une position plus ferme de Manille. Le 9 juin 2019, l’éperonnage d’un bâtiment de pêche philippin par une unité chinoise, qui de plus n’a pas porté secours à l’équipage resté plusieurs heures dans l’eau, tout en suscitant alarmes et réprobations régionales avait à peine été commenté par le président Duterte, au grand dam de l’opinion publique de l’archipel. Pour les pays voisins, une présence militaire américaine régulière sur le sol philippin constitue un frein potentiel face à la menace hybride[5] et à la « stratégie de zones grises » (gray zone strategy) déployées par la Chine dans les zones contestées. Celle-ci a en effet recours à des  incursions maritimes systématiques mêlant pécheurs, unités garde-côtes et milices maritimes, c’est-à-dire acteurs civils et finalités militaires[6]. D’autres puissances, inquiètes d’avoir toujours un accès aux mers d’Asie du Sud-Est comme le Japon, l’Australie, l’Inde et jusqu’à l’Union européenne, savent qu’elles ne sont pas en position d’intervenir si un conflit éclatait autour des zones revendiquées et de toute façon n’ont pas suffisamment confiance en Duterte pour lui manifester un soutien sans faille.

A l’échelle régionale, si l’on se réfère aux données d’un récent sondage effectué par le département des études sur l’Asie du Sud-Est de l’Institut Yusof Ishak de Singapour,[7] plus de 50 % des ressortissants de pays de l’ASEAN interrogés perçoivent la Chine comme ayant le plus d’influence politique et stratégique dans leur région et 87% s’en inquiètent. Par ailleurs, interrogés sur la question de savoir si les Etats-Unis constituaient un partenaire stratégique fiable et un pourvoyeur de sécurité régionale, 47 % des sondés avouaient leur faible, voire leur absence de confiance dans Washington dans ces domaines. Les propos dédaigneux du président Donald Trump, saluant l’avis de résiliation du VFA comme un moyen appréciable de faire des économies, ont achevé de brouiller l’appréciation des nouveaux objectifs américains en Asie du Sud-Est. Ces commentaires s’inscrivent notamment en faux et à rebours de la proclamation américaine d’une vision indo-pacifique ambitieuse qui prétend défendre la liberté de navigation et les « globals communs maritime » dans la zone, comme proclamés dans deux documents stratégiques majeurs publiés par Washington en 2017 et 2019[8]. Succédant au pivot américain d’Obama qui au final s’est révélé impuissant à contenir l’expansion politico-militaire chinoise, la stratégie indo-pacifique prônée par Donald Trump apparait n’être qu’une énième tentative d’endiguement de la puissance chinoise.

Changement de paradigme stratégique où Realpolitik ?

L’apparente recalibration de la politique étrangère des Philippines voulue par Rodrigo Dutertre ne va cependant pas de soi et se heurte à de nombreux obstacles. Mis en avant pendant sa campagne électorale, le souhait de ne pas dépendre de relations bilatérales trop exclusives avec les Etats-Unis pouvait entrer en résonnance avec un nationalisme populaire qui ne voit en Washington qu’une néo-puissance coloniale. En tant qu’ancien maire de Davao, Rodrigo Dutertre avait pu juger l’empreinte militaire américaine sur Mindanao particulièrement lourde et minant la souveraineté philippine, notamment sous le prétexte de la guerre contre le terrorisme lancée dans les années 2000 et visant le groupe Abou Sayyaf.

Mais, s’il a pu un temps souhaiter la mise en place d’une politique d’équilibre entre les superpuissances américaines et chinoises et jouer l’une contre l’autre, le président philippin est vite apparu pencher en faveur de la Chine. Ce rapprochement unilatéral au seul bénéfice de Pékin a contredit un désir d’autonomisation stratégique qui aurait pu être mieux compris par nombre d’observateurs dont une opinion publique philippine échaudée par l’arrogance chinoise[9].

Contre toute attente, Duterte s’est refusé à tirer parti du jugement rendu par la cour internationale de la Haye en 2016 qui nullifiait les revendications territoriales chinoises à l’encontre de l’archipel en mettant en avant des droits historiques. Son silence concernant une demande d’arbitrage déposé par son propre pays, y compris durant toute la présidence de l’ASEAN qu’il a exercé en 2017, a été particulièrement mal perçu alors que la Chine accentuait la militarisation des emprises poldérisées qu’elle s’efforce de faire reconnaitre comme des iles afin de s’arroger le bénéfice de leurs  zones économiques exclusives, notamment dans les Spratleys.

Cette complaisance vis à vis de la Chine s’est inscrite à rebours d’une vigoureuse campagne antichinoise dans l’ensemble de l’archipel porté par les principaux journaux philippins.  Ceux-ci n’ont de cesse de dénoncer les investissements chinois dans le pays en évoquant le spectre du piège de la dette. Pour autant, la Chine n’a pas entrepris de grande modernisation d’infrastructure au profit des Philippines. Non seulement, il apparait que Rodrigo Duterte n’a pas obtenu les aides escomptés mais il a laissé la Chine prendre des gages de souveraineté maritime au détriment des pêcheurs philippins chassés de leurs zones de pêche traditionnelles[10]. Il n’a pas non plus réussi à protéger les activités d’exploitations pétrolières et gazières dans la zone économique exclusive des Philippines des appétits chinois bien qu’il se soit habilement rapproché de la Russie et de la toute puissante compagnie Rosnef dans l’espoir de contrebalancer les visées de Pékin[11].

Perspectives

Au demeurant, quelles alternatives stratégiques s’offrent aux Philippines ? Fragiliser la relation de défense avec l’allié américain est un pari risqué pour Roberto Dutertre. Des Etats de l’ASEAN en butte à la stratégie du fait accompli de Pékin en mer de Chine du Sud, les Philippines sont les seuls à entretenir un traité de sécurité avec les Etats-Unis et à être militairement désavantagés[12]. Certes l’archipel fait face à d’importantes menaces intérieures avec la présence récurrente du terrorisme et de la piraterie maritime dans le Sud et les mers de Sulu et des Célèbes. Cette instabilité l’a peut-être poussé à trop s’appuyer sur l’alliance avec les Etats-Unis pour assurer sa sécurité extérieure sans consacrer l’effort financier nécessaire. Si la réalité du sentiment antichinois dans l’archipel constitue un obstacle réel à un trop grand rapprochement avec Pékin, à l’inverse la faiblesse des moyens militaires philippins ne lui permet pas une posture de défense autonome. Le choix le plus réaliste qui s’offre aux Philippines serait de rééquilibrer sa dépendance stratégique avec les Etats-Unis en cultivant de nouveaux partenaires. Le multilatéralisme maritime dont le pays fait preuve en se rapprochant du Japon et en privilégiant la «Coast-guard diplomacy »[13] du premier ministre japonais Abe tout en participant à des exercices navals avec les Etats-Unis mais aussi l’Australie, la Corée du Sud ou l’Inde suggèrent un effort de flexibilité vers des format plus ouverts rompant avec la posture d’un pays « aligné ».

A l’échelle des Philippines, les revirements successifs des gouvernements de l’archipel, hésitant entre la Chine et un allié américain versatile, illustrent les difficultés grandissantes des pays de l’ASEAN à maintenir des relations équilibrées entre deux superpuissances sans être les victimes d’une rivalité stratégique qui va en s’accentuant. L’asymétrie des capacités militaires entre les différents protagonistes reste toutefois atténuée par l’intérêt économique de l’association tant pour Washington que pour Pékin et par l’importance de la stabilité maritime des eaux d’Asie du Sud-Est, zone de transit primordiale pour les échanges commerciaux internationaux.

 

[1] Jim Gomez « Philippines notifies US of intent to end major security pact », AP News, 11 Février 2020. https://apnews.com/969de0066e93fbc26a4e258b7b7eca1d.
L’avis de résiliation prendra effet dans 180 jours sauf à trouver un compromis avant le 9 août 2020.
[2] Renato Cruz de Castro “The 21 st century Philippine-US enhanced defense cooperation agreement (EDCA) : the Philippines’ policy in facilitating the Obama’s administration strategic pivot to Asia», The Korean Journal of Defense Analysis, Vol 26, Décembre 2014, p 427-446.
[3] K. Lena et N-J Morales « Pompeo assures Philippines of US protection in event of sea conflict”, Reuters, 1er Mars 2019. https://www.reuters.com/article/us-philippines-usa-idUSKCN1QI3NM
[4] Tita Valderama «The President’s tantrum over Bato’s vias», The Manila Times, 2 mars 2020. https://www.manilatimes.net/2020/03/02/opinion/columnists/the-presidents-tantrum-over-batos-visa/698721/
[5] Cette menace comporte désormais une dimension cybernétique de plus en plus perceptible avec la multiplication d’attaques, d’intrusions dans les réseaux de communications et d’ activités d’espionnages visant les cercles de pouvoirs philippins attribuées à des groupes de hackers d’origine chinoise. Mark Manatan « The cyber dimension of the South China Sea clashes», The Diplomat, 5 Août 2019. https://thediplomat.com/2019/08/the-cyber-dimension-of-the-south-china-sea-clashes/
[6] Céline Pajon et Marianne Péron-Doise « Souveraineté et gouvernance maritimes en Asie : les garde-côtes en première ligne », Annuaire Français des Relations Internationales 2020 (à paraitre).
[7] Yusof Ishak Institute “ State of Southeast Asia : 2020 survey report 2020», Janvier 2020, Singapour.https://www.iseas.edu.sg/media/latest-news/iseas-in-the-news-state-of-southeast-asia-2020-survey-report/
[8] National Security Strategy of the United States of America, Décembre 2017.https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2017/12/NSS-Final-12-18-2017-0905-2.pdf et Indo-Pacific Strategic Report, Juin 2019.https://www.defense.gov/Newsroom/Releases/Release/Article/1863396/dod-releases-indo-pacific-strategy-report/
[9] Antonio T. Caprio   «Duterte has chosen : province of China», The Inquirer.net, 5 mars 2020. https://opinion.inquirer.net/127815/duterte-has-chosen-province-of-china
[10] Ricard Heydarian “Duterte’s dilemma”, 28 mai 2018, The National Interest.https://nationalinterest.org/feature/dutertes-dilemma-25994
[11] Ian Storey «The Philippines’termination of the Visiting forces agreement : a win for China and Russia», Think China, 18 Février 2020.https://www.thinkchina.sg/philippines-termination-visiting-forces-agreement-win-china-and-russia
[12] Lucio Blanco Pilho III «The Philippines post VFA : no easy choices» , The Diplomat, 27 Février 2020. https://thediplomat.com/2020/02/the-philippines-post-vfa-no-easy-choices/
[13] Dès les années 2000,le développement de la piraterie maritime en Asie du Sud-Est a conduit le Japon à développer des coopérations et des initiatives maritimes diverses destinées à renforcer les capacités maritimes de l’ASEAN, notamment à travers l’équipement et l’entrainement des flottes de garde-côtes des Philippines, du Vietnam et de l’Indonésie.

asiacentre.eu