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La visite de Donald Trump en Inde : au-delà du spectacle, quels résultats, quelles perspectives ?

India (3)

Jean-Luc Racine

Donald Trump a répondu à l’invitation du Premier ministre indien Narendra Modi par une brève visite de 36 heures en Inde, les 24 et 25 février. Brève visite, mais mise en scène élaborée de la première étape, à Ahmedabad, la grande ville du Gujarat, l’Etat indien que Modi a gouverné près de treize ans avant de devenir, en 2014, Premier ministre. Modi y avait reçu Xi Jinping en 2014, dans un style de bon aloi. Avec Trump, la politique spectacle fut de rigueur. Après une visite obligée à l’ashram de Gandhi —à propos duquel Trump n’eut rien à dire dans le livre d’or— c’est au nouveau stade de cricket de la ville que plus de 100 000 personnes  l’accueillirent, des milliers d’autres (et non des millions comme annoncé) ayant été mobilisées  le long des voies empruntées pour relier l’ashram au stade.

Scandés par les vivats répétés de la foule remplissant le stade, les propos de Trump auraient pu être rédigés par les plumes du Premier ministre, tant ils furent laudateurs pour son hôte : « un grand champion de l’Inde, un homme qui travaille jour et nuit pour son pays ». Un homme parti de peu, et devenu « la preuve vivante qu’avec dévotion et dur labeur, les Indiens peuvent tout accomplir, tout ce qu’ils souhaitent ».  « Miracle de démocratie », l’Inde « donne espoir à l’humanité tout entière »… Une fausse note quand même (silence de la foule), quand Trump évoque ses « très bonnes relations avec le Pakistan », qui devraient permettre de réduire les tensions et de « construire un futur harmonieux pour toute les nations d’Asie du Sud ». Le lendemain, à New Delhi, le président américain réitérera son offre de médiation sur le Cachemire, repoussées par deux fois par New Delhi ces derniers mois.

L’accueil de Narendra Modi à Donald Trump , sous le slogan Namasté Trump (bonjour Trump) au stade d’Ahmedabad, le 24 février 2019. DR

Alors que des dizaines de milliers d’Indiens manifestent, depuis décembre 2019 contre une loi discriminatoire attribuant la nationalité indienne aux réfugiés venus du Bangladesh, du Pakistan et de l’Afghanistan —sauf s’ils sont musulmans—; après la suppression, en août , des derniers restes d’autonomie de l’Etat du Jammu et Cachemire, le seul à majorité musulmane, et le feu vert donné en novembre par la Cour suprême pour construire le temple monumental au dieu Ram sur les ruines d’une mosquée moghole contestée, détruite par les militants hindous en 1992, quel plus beau cadeau Trump pouvait-il faire à Modi que de vanter « l’Inde pacifique », « l’Inde tolérante », qui « embrasse fièrement la liberté, les droits individuels, l’état de droit et la dignité de tout être humain » ? Que de célébrer une Inde « dont l’unité est une inspiration pour le monde » ? [1] Interrogé sur les émeutes frappant des quartiers musulmans de New Delhi alors même qu’il y donnait une conférence de presse, et sur l’état des libertés religieuses dans le pays, Trump assura que le Premier ministre lui avait dit « avec force qu’il veut la liberté religieuse en Inde, et que (son gouvernement) y a beaucoup travaillé »…

La visite de Donald Trump relève ainsi de la politique intérieure des deux pays. Alors que les décisions prises depuis le début du second mandat de Narendra Modi valent à celui-ci des critiques internationales (mais beaucoup de retenue de la plupart des Etats), les certificats de bonne conduite démocratique attribués par Trump montrent que le pouvoir indien n’est pas isolé. Le président américain, pour sa part, vise de nouveau la puissante diaspora des Indo-Américains, qui votaient traditionnellement surtout démocrate, mais que l’hôte de la Maison Blanche avait déjà cultivé en se rendant à Houston en septembre 2019, pour célébrer, avec 50 000 personnes, le passage de Narendra Modi aux Etats-Unis.

Au-delà de ces considérations tacticiennes, quel bilan dresser de cette visite ?  D’abord la confirmation du partenariat stratégique entre l’Inde et les Etats-Unis, préparé sous George W. Bush et scellé sous Barack Obama en 2010, qui est haussé d’un cran, pour devenir Comprehensive Global Strategic Partnership. En matière de défense, cette qualification ne fait que confirmer les accords en termes de logistique (LEMOA) et de communication (COMCASA) qui ont été signés, pour développer l’interopérabilité entre les forces des deux pays, et la montée en puissance des ventes d’équipements militaires avancés à l’Inde, dont le principe est réaffirmé dans la déclaration conjointe du 25 février. [2] Le principal accord signé lors de la visite, pour quelque 3 milliards de dollars, porte sur deux types d’hélicoptères, pour la marine indienne au premier chef (des Seahawk MH-60R), mais aussi pour l’armée de terre (des Apache AH-64 E). L’accord de Washington avait été donné quelques semaines plus tôt sur le principe d’un bouclier anti-missiles, qui reste à négocier, tandis qu’après des décennies de manœuvres navales (les exercices Malabar, depuis 1992), les premiers exercices interarmes (Tiger Triumph) se sont déroulés en novembre 2019 dans le Golfe du Bengale. Toutes ces initiatives concrétisent la ligne définie par la stratégie nationale de sécurité américaine définie en 2017, qui annonçait « l’expansion du partenariat de défense et de sécurité avec l’Inde », le rapport sur la stratégie Indo-Pacifique de 2019 confirmant l’intérêt américain pour ce concept, et la place que l’Inde doit y jouer, pour assurer, contre l’activisme chinois en Mer de Chine du sud et au-delà, « un Indo-Pacifique libre, ouvert et inclusif ».

Sur le plan économique et commercial, les relations sont plus complexes. Un « grand accord bilatéral» est repoussé à plus tard, mais les contentieux restent lourds. La balance commerciale des Etats-Unis avec l’Inde est déficitaire (21 milliards de dollars de déficit en 2018, sur un total bilatéral de 142 milliards), et les deux pays se sont livrés à une guerre des tarifs sur certains produits. En juin 2019 Washington  a exclu l’Inde du système de préférences généralisées (GSP) qui favorise les pays bénéficiaires,  et en août, les Etats-Unis ont mis en doute le statut de « pays en développement » accordé à l’Inde par l’OMC. [3] L’Inde est aussi sous surveillance américaine en matière de droits de propriété intellectuelle, et New Delhi s’agace des restrictions qui pèsent sur les visas professionnels accordés aux Indiens qualifiés.

La dynamique commerciale n’en est pas moins réelle : depuis l’arrivée de Trump au pouvoir le commerce bilatéral a crû de 40%, un secteur en hausse rapide étant l’importation indienne de gaz de schiste liquéfié et de pétrole (les sanctions américaines envers l’Iran ont pénalisé l’Inde, qui en importait gaz et pétrole, le port iranien de Chabahar, largement financé par l’Inde, restant pour l’heure exempté, car il ouvre une voie d’accès vers l’Afghanistan où l’Inde mène une active politique de développement). A défaut de grand accord, des avancées ont été notées lors du voyage de Trump : entre Exxon Mobil et Indian Oil Corporation, en matière de gaz ; entre Westinghouse et la Nuclear Power Corporation of India, pour relancer le projet de six réacteurs nucléaires, enlisé (comme le projet français) depuis l’accord de 2008 qui avait octroyé à l’Inde, à l’initiative de Georges W. Bush, un statut d’exception permettant la coopération nucléaire civile bien que l’Inde ne soit pas signataire du traité de non-prolifération. Des convergences et des protocoles d’accord complètent ce tableau dans un large champ allant de la lutte contre le terrorisme à celle contre la drogue ; du dialogue sur la sécurité intérieure ; de la collaboration en matière de sciences, technologie, innovation, écosystème digital, santé ; de la coopération entre agences spatiale (NASA et ISRO) ; des échanges bénéficiant à l’enseignement supérieur, etc…

Pour autant, l’intensification des partenariats indo-américains ne vaut pas alliance. La déclaration conjointe du 25 février souligne certes la « convergence stratégique » des deux pays dans l’Indo-Pacifique, et mentionne le Quad, cette structure de dialogue entre Etats-Unis, Japon, Inde et Australie. Elle affiche aussi un « partenariat pour le leadership mondial », mais l’Inde de Modi, comme sous ses prédécesseurs, parle aussi à la Russie (à laquelle elle compte acheter des missiles S-400 n’en déplaise à Washington) et à la Chine. L’inde est devenue en 2017 (comme le Pakistan) membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai qui veille à la sécurité de l’Asie centrale, et Narendra Modi et Xi Jinping ont mis en place une structure légère de « dialogue informel » au plus haut niveau. Du reste, un mois après la visite de Trump en Inde, la rencontre annuelle trilatérale Russie Inde Chine réunira les ministres des affaires étrangères des trois pays à Sotchi, les 22 et 23 mars.

Au-delà des déclarations contre le terrorisme (les groupes djihadistes pakistanais sont cités dans la déclaration conjointe du 25 février), New Delhi aimerait une posture américaine plus ferme vis-à-vis du Pakistan, mais Washington a besoin d’Islamabad, qui a joué un rôle notable pour faciliter les contacts entre diplomates américains et talibans, qui ont signé le 29 février, à Doha, un accord bilatéral, en l’absence du gouvernement afghan. New Delhi s’inquiète de cet accord qui sert certes la volonté de Trump de quitter le bourbier afghan, mais qui laisse planer la plus grande incertitude sur l’avenir d’un pays qui entretient de longue date de bonnes relations avec l’Inde.

Mais in fine, la plupart des observateurs indiens soulignent que l’Inde émergente a besoin de cultiver ses partenariats avec les Etats-Unis : l’ampleur de la couverture médiatique et des analyses de think tanks indiens en témoigne. Malgré les désaccords ou les tensions thématiques, la coopération avec Washington assure à l’Inde un poids croissant  face à la Chine. Pas tant dans une posture d’endiguement  contre Pékin, que l’Inde récuse, qu’en offrant à New Delhi des marges de manœuvre dans une Asie où chacun cherche à trouver le meilleur équilibre entre la Chine incontournable et les autres acteurs géopolitiques.  A cet égard, l’Inde vit moins dans l’inquiétude nourrie par les volte-face de Trump vis-à-vis de l’Asie Pacifique que les pays dont la sécurité dépend largement de Washington.  Au-delà de la mise en scène des relations personnelles entre Trump et Modi, c’est bien l’une des configurations de la multipolarité croissante  que les relations entre New Delhi et Washington illustrent : sans doute décisives  pour la montée en puissance de l’Inde, mais pas uniques./.

 

[1] « Remarks of President Trump at a Namaste Trump Rally », www.whitehouse.gov. 24 février 2020
[2] Joint Statement : Vision and Principles for India-US Comprehensive Global Strategic Partnership, www.mea.gov.in, 25 février 2020
[3] Kanwar Sibal, « Tricks of the Trade », Outlook, 9 mars 2020

asiacentre.eu