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A l’heure du coronavirus, le droit des morts à l’espoir des vivants

Covid (China 2)

Claude Tuduri

La pandémie en Chine comme en Occident réveille les questions ultimes, la question de la mort et de la dette des vivants envers les morts dans nos deux cultures respectives. La culture chinoise a toujours développé une symbolique puissante et profonde à l’égard des disparus. Le culte des ancêtres, si crucial dans le dialogue les sagesses et les rites de la Chine avec l’Occident, est toujours un lieu d’invocation des défunts et un temps d’échange symbolique et affectif avec eux. En Chine, particulièrement à Wuhan, comme en France, nous avons été malmenés par l’impossibilité d’accompagner les malades jusqu’à leur dernière demeure. Un mari était privé des dernières paroles de sa femme, un fils ou une fille de celles de leurs parents. Nous avons dû faire le deuil du deuil. Nous avons dû préférer la solitude d’un strict confinement au danger de contaminer les autres et de provoquer la mort des plus âgés et des plus fragiles.

C’est là une expérience commune à la Chine et au monde entier désormais. Cependant, nous avons vu aussi en Chine comme en France et dans tant d’autres pays le courage des sans-grade, la capacité d’exposer sa vie au service du bien commun chez les « travailleurs de l’ombre ». Les éboueurs, les livreurs, les policiers, les pompiers, les maraîchers, les chauffeurs, les magasiniers, les caissières, les cuisiniers, les aides-soignantes et les infirmières : la vie quotidienne a su montrer la grandeur de leur patience et de leur courage.

Le monde a pu découvrir combien rien n’est banal de ce qui construit dans le secret de tâches répétitives et patientes le prodige quotidien d’un bien commun plus universel que les idéologies occidentales ou chinoises.

L’exposition risquée à un ennemi invisible a été le lot partagé de tous ces humbles acteurs du « service public ». Ils ont été réunis dans un même combat contre un ennemi que rien ne signale sinon sa faculté à provoquer le malaise, l’angoisse et la mort. Malgré des variantes de clades et de symptômes (en particulier, la perte du goût et de l’odorat en Europe), l’expérience de la pandémie n’a pas été et n’est pas radicalement différente : les mêmes termes médicaux ont résumé et résument la venue de la mort, la « désaturation » et la « détresse respiratoire ». Mais deux mots résument et résumeront encore davantage la vie plus forte que la mort, la « solidarité » et « l’espoir ».

La mise en évidence d’une réelle solidarité en Chine comme en France et tant d’autres pays a permis de braver la tentation de l’hygiénisme, de la conservation de soi au mépris des autres.

Cette leçon de vie a été et est toujours donnée par ceux dont on ne remarquait pas la persévérance quotidienne plus vivante par leurs actes que par de nombreuses paroles.

En Chine, un pragmatisme plein de sagesse, le port du masque, le respect des gestes barrière et de la distanciation physique ont permis de juguler avec efficacité l’extension de la pandémie. La Chine a su être agile et intelligente après avoir été quelques jours dans un déni des « prophètes de malheur » (certes, un déni coupable mais commun à tous les groupes dans de telles circonstances) qui paraissaient tout vouloir gâcher à l’approche des grandes fêtes du Nouvel an.

Depuis la fin mars environ, il est pénible de voir la pandémie se changer en une bataille de statistiques et un lieu d’instrumentalisation idéologique. Chaque nation veut localiser l’origine de la pandémie et la faire venir d’un autre lieu que le sien Comme s’il était nécessaire de se forger des bouc-émissaire pour lutter contre un mal ubiquitaire et si difficilement identifiable que l’on ne peut médicalement le réduire à une seule souche virale, un seul génome.

Enfin, plus profondément, l’accusation réciproque comme style de communication et la polémique sont un affront à la mémoire des défunts et au droit d’espérer pour eux et avec eux une vie meilleure. En faire une monnaie d’échange de la rivalité entre les nations est tout à fait déplacé, c’est l’expression d’un désarroi collectif qu’il est possible d’outrepasser sans se croire plus fort ou meilleur que les autres. Penser le rapport aux morts comme une catégorie inaliénable de la vérité ne pourrait-il donc pas indiquer un lieu qui peut transcender les différences culturelles sans les nier ?

Quelle que soit notre culture et quel que soit le régime politique, autoritaire ou démocratique qui lui correspond, peut-on s’accorder sur le constat suivant : aucune société ne peut s’acquitter de la mémoire des défunts qui la hante. Nous avons tous une dette de gratitude envers les disparus, il ne s’agit pas simplement d’une balance des mérites et des démérites, d’une balance des comptes où on devrait éponger vis-à-vis des morts une culpabilité encombrante pour mieux les oublier. Il s’agit d’une transmission de l’intransmissible et d’une volonté de durée et de continuité, forte comme un besoin et légère comme un irrépressible vœu issu de notre raison comme aussi de notre âme. Qui peut accepter de voir disparaître entièrement ses proches les plus intimes, ses amis les plus chers ? Pourquoi faire comme si la vie et la mort étaient condamnées à se réduire au «tout politique » ?

C’est là que nous attendons la Chine, le meilleur de sa tradition, de son dynamisme actuel et de son sens inouï de l’immanence. Il lui manque une espérance pour tous ses morts qu’aucun médecin ne peut sauver, il lui manque une vision à long terme, la liberté de donner sens à l’existence.

Pourquoi agir et parler comme si rien n’était éphémère et que l’on peut tout résoudre par l’exaltation du nationalisme, le scientisme et le communisme à la chinoise ? Certes, bien des Chinois ont pu donner leur vie pour leur pays, les progrès de la connaissance et la croissance d’une plus grande justice et d’une meilleure participation de tous aux bonheurs de ce monde.

Il y a bien là des valeurs très estimables et honorables et même parfois héroïques mais à trop se replier sur elles, il n’y a plus de dialogue possible, il n’y a plus d’espoir pour les défunts. On les enterre une seconde fois, on les prive de l’oxygène de l’espérance utile à tous les mortels. Pourquoi cette dénégation ?

Or, la culture chinoise a toujours proposé aussi au cours de son histoire si riche des valeurs spirituelles, une façon de remplir d’espoir la solidarité entre les hommes, pas seulement la solidarité entre les vivants mais aussi la solidarité entre les vivants et les morts. Une telle solidarité répond au principe confucéen définissant de façon ouverte l’horizon du politique : « vénérer le ciel et protéger le peuple. » C’est ce genre de parole que nous attendons à nouveau de la Chine. Le sens de la vie ne peut se réduire à un pragmatisme de l’orientation politique et de la réussite économique.

Si le respect d’un pluralisme absolu, j’entends de tous les groupuscules et de tous les instants, est impossible à la marche unifiée d’une société, la reconnaissance de la pluralité y est indispensable. Or, la première différence à reconnaître, est celle qui sépare les vivants des morts pour s’éveiller à l’espérance que nous leur devons sans hypocrisie ni fanatisme religieux : « Les morts, les morts ont de grandes douleurs […]/ ils doivent trouver les vivants bien ingrats/A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps »[1]

Or, ce sommeil que Baudelaire évoque en poète épris d’une vivante communion entre tous les hommes, c’est le sommeil de la sensibilité, de la conscience et du cœur au nom d’un rationalisme de façade. La réhabilitation sournoise de la Révolution culturelle est un symptôme grave de ce sommeil de la raison et du cœur et il est nécessaire de le rappeler avec netteté si on ne veut pas caricaturer la Chine comme s’y emploient, par exemple, les mièvreries inauthentiques et passéistes du Shen Yun.

Car la Chine est tout sauf insensible ; c’est un pays où l’esprit d’enfance comme le goût de l’entreprise éclate à chaque coin de rue et où l’existence possède une saveur à nulle autre pareille. Mais si elle oublie sa propre mémoire, elle aura beau construire des mausolées en leur honneur, elle oubliera l’espoir des morts, leur droit à la survie non seulement à travers les cérémonies officielles mais sur les tablettes inaltérables du cœur de chaque être vivant, qu’il soit Chinois, Français ou simplement un homme parmi d’autres hommes, en partance, qu’il le veuille ou non, vers une autre forme de vie ou d’existence, un pays encore inimaginable.

Claude Tuduri est enseignant de littérature et de culture visuelle à Paris (Paris VI, Centre Sèvres) et dans le Sichuan (Chine), écrivain
Dernier ouvrage publié : Frissons du jour, Trois poètes contemporains de langue française, éditions Youfeng, 2019

[1] In Les fleurs du mal, « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », Charles BAUDELAIRE

asiacentre.eu