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Regards croisés sur le Japon

Covid (Japan)

Jean-Yves Colin et Didier Chiche.
Jean-Yves Colin et Didier Chiche portent, l’un depuis la France, l’autre au Japon, un regard engagé sur la réaction complexe des autorités et de la société japonaises à l’arrivée du Covid. Pour parler de ce “célèbre inconnu” qu’est pour beaucoup d’Européens l’archipel, démocratie asiatique plus ancienne que la Corée ou Taiwan, aux réactions parfois assimilables aux nôtres, y compris dans ses difficultés à prendre les problèmes de front mais souvent aussi originales et marquées par l’esprit de cohésion, nous avons choisi de mettre ces deux témoignages face à face. Devant des phénomènes similaires, leur regard critique diffère parfois, mais les perspectives qu’ils ouvrent sur l’avenir proche concordent.

Le Japon et le Covid-19 : entre l’Europe et l’Asie

Jean-Yves Colin

La Corée du Sud et Taiwan sont très souvent considérés comme des modèles de réussite dans la lutte contre le coronavirus, ce qui n’exclut pas des résurgences comme tout récemment dans des clubs d’Itaewon, à Seoul ; à moindre titre, du fait de leur taille, Singapour et Hong Kong le sont aussi ; enfin la Chine et le Vietnam sont salués dans cette lutte mais la nature autoritaire de leur régime politique et l’opacité de leurs statistiques jettent une ombre sur leur réussite. En revanche le Japon est au mieux tenu à l’écart, voire critiqué pour sa gestion de la crise du coronavirus.
Cependant, avec une population (environ 125 millions d’habitants) quasiment du double de celles des principaux pays de l’Europe de l’ouest, le Japon n’enregistre pas de mauvais résultats, encore moins catastrophiques. Au 11 mai, le nombre de cas recensés de contaminés s’élève à 16 494 et celui des morts à 628.

Alors, pourquoi ces chiffres ne sont-ils pas davantage appréciés ?

Tout d’abord parce que le gouvernement nippon, et notamment le Premier Ministre Shinzô Abe, a hésité et paru retarder une politique systématique contre le coronavirus bien que le Japon ait été parmi les premiers touchés après la Chine. Cette hésitation tient probablement à deux raisons principales.

La première est liée à l’insularité du Japon. Quand les responsables japonais ont choisi de placer en quarantaine le navire de croisière Diamond Princess dans le port de Yokohama et, si possible, d’en isoler les passagers en prenant le risque d’en faire un foyer clos de développement de la maladie, ils ont espéré éviter une éventuelle propagation externe. Pour beaucoup de japonais l’idée inconsciente d’une fermeture de leur archipel au monde extérieur, faisant écho à ce qui s’est passé pendant plusieurs siècles en réponse aux ambitions impérialistes de l’Occident, devait les préserver du coronavirus. Cette fermeture, celle des ports et des aéroports, était censée être une immunisation naturelle.

En outre le Premier Ministre tenait absolument au maintien des Jeux Olympiques dans l’archipel pendant l’été 2020. En liaison avec le Comité International Olympique, il en a fait le pari jusqu’au moment où la pression internationale et celle des sportifs notamment ont rendu inévitable leur report. Certes les intérêts financiers pour le Japon et le CIO étaient importants mais ces JO 2020 devaient surtout marquer une consécration politique pour Shinzô Abe, au pouvoir depuis la fin 2012. Après 30 ans de crise ou marasme économique ils devaient être l’équivalent des JO de 1964, ceux du retour d’un Japon triomphant dans la communauté mondiale, sans renouveler l’échec de ceux prévus en 1940 et annulés du fait de la guerre.

A cet objectif de préserver les JO, Shinzô Abe ajoutait le souci de ne pas arrêter l’économie japonaise. A la Diète il avait expressément exclu un confinement « à la française ». La nomination du Ministre de la Revitalisation économique, Yasutoshi Nishimura, comme le responsable du pilotage de la crise du coronavirus a d’ailleurs été critiquée par certains comme une indication selon laquelle le Premier Ministre était prêt à sacrifier la santé des japonais en faveur de l’économie du pays.

Une fois l’état d’urgence sanitaire mis en place début avril pour 7 préfectures, élargi à l’ensemble du pays mi-avril, puis renouvelé début mai jusqu’au 31 mai, deux annonces de décisions du Premier Ministre lui-même ont été mal reçues par l’opinion publique. La première était le projet de distribuer deux paires de masques à chaque famille. Or certains de ces masques étaient inadaptés, ce qui a provoqué le courroux de l’opinion publique et les critiques de la presse, prompts à évoquer des « Abenomasks » dans un parallèle sarcastique à sa politique économique dite « Abenomics ». L’autre sujet concernait le versement d’une aide financière dont les modalités ont dû être corrigées sous la pression des partenaires politiques de la coalition au pouvoir. D’autres événements plus anecdotiques comme des images de Shinzô Abe tranquillement assis avec son animal de compagnie ont nui à son image publique, semblant montrer de sa part une négligence ou une indifférence.

Enfin certains observateurs étrangers se sont interrogés sur l’exactitude des chiffres publiés. Il est vrai que les courbes de contamination et de décès au Japon ne sont pas aussi « gaussiennes » que d’autres ou font sporadiquement apparaître de curieux écrêtements. Sans doute ces différences peuvent traduire des difficultés de remontée et de regroupement des statistiques. La question des décès en maisons de retraite et à domicile, et de leur causalité avec le coronavirus, peut aussi se poser. Pour autant dans une société ouverte et démocratique comme celle du Japon, avec une presse souvent en quête de sensationnalisme, le trucage ou la manipulation des statistiques paraissent très difficiles…sauf à ce que cette critique révèle de la part des observateurs étrangers un biais voire une condescendance qu’ils ont montrés parfois également à l’égard de la Corée du Sud.

Plusieurs phénomènes propres au Japon expliquent et parfois relativisent les résultats japonais de lutte contre la pandémie.

En premier lieu, s’il disposait d’une autorité quasiment incontestée à la veille de l’épidémie, Shinzô Abe n’en est pas moins le Premier Ministre d’une démocratie parlementaire. Ces partenaires politiques au sein du parti Libéral Démocrate et de son allié le Komeitô, ont su le lui rappeler lorsqu’ils ont perçu une maladresse à l’annonce d’une distribution d’aide financière. Les gouverneurs (élus) des préfectures, le plus souvent eux-mêmes issus du parti majoritaire ou proches, ont été les premiers à faire pression sur un gouvernement hésitant à la fin mars. Ce sont Mme Yuriko Koike, gouverneure de la Métropole de Tokyo (près de 14 millions d’habitants), et les gouverneurs de préfectures proches de Tokyo comme Kanagawa au sud ou Chiba au nord (soit au total environ 40 millions d’habitants) qui ont demandé à leurs concitoyens de limiter leurs déplacements et de se confiner à un moment où ces derniers étaient fortement tentés de faire « hanami » (voir les cerisiers en fleurs) comme à leur habitude.

Suite à ces appels des gouvernements régionaux et métropolitains (Osaka a rejoint Tokyo dans ses demandes) et à l’apparition d’un foyer de contagion dans un hôpital de Tokyo, Shinzô Abe s’est résolu à instaurer un état d’urgence sanitaire le 6 avril après l’avoir catégoriquement écarté trois jours plus tôt. Il faut cependant faire crédit au gouvernement du Premier Ministre d’avoir fait amender la loi sur les maladies contagieuses à la mi-mars  en lui conférant l’autorité de décréter un état d’urgence qui renforce les pouvoirs des gouverneurs de préfectures.  Les gouverneurs ont ainsi pu fermer les établissements d’éducation et des commerces non-essentiels, annuler des événements festifs et culturels, tout en demandant de pratiquer ce qu’en France on appelle des gestes-barrière.

Pour autant la population nippone n’est pas astreinte à des  mesures coercitives. Des entreprises ont choisi le télétravail, d’autres ont cessé le travail, plus ou moins rapidement. Il s’agit davantage de la part des japonais d’un confinement civique, faisant appel à leur auto-discipline naturelle. Des comportements contestables comme des départs de riches tokyoites vers leurs villas ou des hôtels de Karuizawa (ville résidentielle en montagne non loin de Tokyo) ou des distances lointaines comme Okinawa ont pu être observés mais ils sont demeurés rares et temporaires. Les sites touristiques ont été généralement vides lors de la Golden Week de début mai.

Le dispositif mis en place au Japon, dans sa diversité et ses traits parfois chaotiques, se rapproche de celui en vigueur en Allemagne, notamment par les rôles respectifs des préfectures et des Länder, et l’absence de mesures contraignantes ; on peut y voir un héritage à la fois des traditions japonaises et de la seconde guerre mondiale, avec la volonté d’éviter tout dérapage vers un Etat autoritaire et un pouvoir personnel.

Cette auto-discipline et distanciation sociale que les gouvernements européens ont promues avec insistance sont une donnée culturelle locale malgré un certain hédonisme des générations nouvelles depuis les années 80 et l’enrichissement du Japon. Les contacts physiques (embrassades, poignées de mains, « hugs »…) sont très rares, y compris au sein des familles entre parents et enfants, mais aussi entre parents, et absents hors de la famille et dans la vie professionnelle. Des gestes-barrière comme se laver les mains ou se déchausser au retour au domicile sont ordinaires et appris dès la maternelle. L’usage du masque est autant une marque de courtoisie à l’égard des autres qu’un signe de protection sanitaire ; il est traditionnel depuis très longtemps. Le goût pour le débat vif et les éclats de voix, propices à la dispersion du virus, est tenu pour un manque de respect et non une vertu tribunicienne ; le bavardage dans les transports ou les cuisines des immeubles de bureau n’est pas une caractéristique japonaise. Ces «bonnes pratiques» sont une constante des rapports entre japonais qui d’ailleurs s’étend à certains objets comme les voitures (ne pas toucher la voiture de l’autre, les laver et les nettoyer régulièrement). Tous ces éléments freinent la propagation du virus. On pourrait ajouter – mais c’est un avis personnel – que la langue japonaise elle-même par ces sons et sa faible intensité est probablement un facteur positif.

Le Japon dispose d’un système de santé et d’un réseau hospitalier en tous points comparables à ceux des autres pays développés, et sa communauté scientifique et médicale a toujours été en pointe depuis l’ouverture du pays en 1868, comme en attestent les nombreux prix Nobel reçus par des japonais. Pour autant le Japon a montré, comme en Europe, sa faiblesse à distribuer des masques en quantité, à disposer de tests de dépistage et de lits d’hôpitaux, voire à orienter des malades vers les hôpitaux désignés pour traiter l’épidémie. Une politique de dépistage systématique et de traçage a été d’emblée exclue même si le gouvernement annonce une application de traçage pour début juin. Des chiffres contradictoires ont circulé en ce qui concerne les lits de réanimation, selon leur degré opérationnel. Comme lors du tsunami et de l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, le Japon a montré une difficulté à s’adapter à l’imprévisible…fut-il connu dès janvier dernier. A la différence des pays d’Asie du sud-est ou de la Corée, le Japon n’a pas eu à faire face aux épidémies du SRAS de 2003 ou de MERS en 2015. Les grandes épidémies sont historiquement lointaines  – comme l’était le tsunami sur les rivages de Fukushima – et des maladies contagieuses comme la tuberculose étaient considérées comme vaincues ; le Japon était devenu un pays européen.

Au total, face au coronavirus, le Japon montre une fois de plus qu’il n’est pas un pays asiatique comme les autres. Il a des traits propres, bons ou moins bons, pour lutter contre cette épidémie. Quant à ses perspectives économiques pour 2020, elles se situent à un niveau de décroissance de -4~5%, en retrait de celles de la Corée du Sud et de Taiwan mais en-deçà de celles de ses concurrents européens. Le Japon se rapproche donc des pays ouest-européens qui ont été son modèle depuis l’ère Meiji, dans la paix comme dans la guerre, plus encore que les Etats-Unis.

Comment le Japon vit-il la crise sanitaire ?

Didier Chiche

Avec des chiffres jusqu’ici relativement moins alarmants qu’en Europe ou qu’en Amérique (à la date du 11 mai, près de 16 000  cas et un peu plus de 600 décès), il semble que le Japon ait réussi, du moins pour l’instant, à faire face à la crise sanitaire dans des conditions plutôt honorables. L’accroissement du nombre de cas, après trois semaines d’emballement, commence à ralentir : environ 200 nouveaux cas par jour, parfois moins (après des pointes à 600, voire 700 et même plus à la mi-avril) . Et pourtant… la manière quelque peu erratique dont la crise semble gérée finit par susciter interrogations et inquiétudes en attendant, peut-être, de modifier le paysage politique. D’autant que, plus ou moins consciemment, un souvenir est toujours là, comme un spectre du passé, mais d’un passé tout proche encore : Fukushima, symbole des insuffisances et des lourdeurs paralysantes d’un système qui n’avait pas su faire émerger d’efficaces « décideurs », et symbole, surtout, du mensonge d’État.

De quels instruments le Japon dispose-t-il pour faire face à une pandémie ?  Il y a, bien sûr, un cadre législatif : en l’occurrence la loi de 1998 sur la lutte contre les maladies infectieuses, révisée en mars 2020 pour faire face à la pandémie actuelle, et qui définit la politique à suivre en coordonnant l’action du gouvernement central et des gouvernements locaux – ceux des 47 préfectures. Si la loi autorise le Premier Ministre à décréter l’état d’urgence à partir d’un certain niveau de contamination, il faut en effet préciser que tout ne se décide pas à Tokyo, loin de là.

Légalement, ce sont les autorités des préfectures, donc les gouvernements locaux, qui décident en dernier ressort de la plupart des mesures à appliquer.  Tout ce que peuvent faire concrètement les autorités, c’est conseiller certaines pratiques (télétravail, limitation des déplacements etc.), en comptant sur la bonne volonté de tous pour les adopter… Mais conseiller n’est pas contraindre et aucune mesure punitive n’est prévue contre les comportements « inciviques ». Un tel appel au civisme, diront certains, n’est peut-être pas sans arrière-pensées économiques : en recommandant le confinement, on s’épargne les mesures de compensation qu’il faudrait prendre si ce confinement était clairement et strictement imposé : le refus de toute coercition dispense de recours massif à des mesures telles que la mise au chômage partiel. C’est sans doute vrai, mais ce qui est indiscutable aussi, c’est que la loi garantit la liberté d’aller et de venir, et qu’aucune disposition légale ou constitutionnelle ne donne aux autorités les mains libres pour abolir, ou du moins pour suspendre cette liberté d’un trait de plume.

Entre le 15 janvier (date à laquelle a été repéré le premier cas de contamination sur le sol japonais), et le 16 avril (proclamation de l’état d’urgence sanitaire à l’échelle de tout le pays jusqu’au 6 mai), le Japon est passé par plusieurs étapes : à la fin de février décision de fermeture des écoles, en mars révision de la loi sur la lutte contre les maladies infectieuses, à la fin du même mois report des Jeux Olympiques, et au début d’avril première proclamation de l’état d’urgence dans sept préfectures. Et pendant ce temps, entre le début-mars et la fin-avril, le nombre de cas aura été multiplié par cinq.

La relative lenteur de réaction du pouvoir central contraste avec la réactivité de plusieurs préfectures qui dès mars, à Osaka, Kobe ou Tokyo, appelaient au confinement volontaire ou à l’arrêt des voyages à l’intérieur du pays. Le pouvoir central semble ainsi à la traîne… comme s’il attendait toujours le dernier moment pour se décider. L’état d’urgence est prolongé jusqu’à la fin de mai – du moins en principe, car il se peut que le gouvernement reconsidère les choses à la mi-mai et décide de l’écourter si la situation s’améliore. Toutefois, une question importante demeure en suspens : celle de la rentrée scolaire, traditionnellement organisée en avril, mais qui cette année pourrait ne se faire qu’en septembre.

Incertitude prolongée, voire cacophonie : tout cela est donc anxiogène et laisse le champ libre à des conjectures multiples.

L’opinion publique s’interroge. Y a-t-il eu, y a-t-il encore, mensonge d’État ? Avant que la réalité de la crise ne s’imposât, il semble que les autorités aient longtemps cherché à ruser avec le réel. Pourquoi ? Avant tout pour maintenir les Jeux Olympiques, dont la récupération politique pouvait être très payante pour le gouvernement. Si Les JO de Tokyo en 1964 avaient en effet symbolisé le renouveau du Japon relevé enfin de ses décombres, ceux de 2020 devaient marquer une étape nouvelle : celle de l’avènement d’un Japon décomplexé et sûr de lui, en marche vers une révision constitutionnelle qui lui permettrait de redevenir un pays « normal », c’est-à-dire un pays doté très officiellement d’une armée -le grand rêve d’un Premier Ministre qui n’a jamais caché son ambition d’en finir avec la Constitution de l’après-guerre, dont l’article 9 impose à l’État de renoncer à toute belligérance.

Le virus aura été le grain de sable qui a grippé tout le mécanisme. Après avoir désespérément tenté de « sauver » les JO au prix d’un déni de réalité qui devenait chaque jour plus flagrant, le pouvoir a bien dû se rendre à l’évidence. Constatation curieuse et quelque peu inquiétante : une fois les JO officiellement reportés, les chiffres de l’épidémie se sont emballés.

De là à sauter le pas et à se dire que les chiffres ont été et sont toujours manipulés, il n’y a pas loin… S’ils ne valaient pas grand-chose à la veille de l’annulation des JO, que valent-ils aujourd’hui ? Ne seraient-ils pas sous-évalués ? Les décès dus officiellement à la pneumonie ne seraient-ils pas, pour partie, dus au Covid19 ? Et qu’en est-il des décès survenus à domicile ? Ce sont des questions qu’on ne peut s’empêcher de se poser, d’autant que les autorités – on le sait depuis Fukushima- ont systématiquement tendance à minimiser la gravité des événements, et que ce réflexe peut être encore plus fort s’il s’agit de venir au secours de l’économie.

Le fait est que le Japon n’a jusqu’à présent testé qu’une très faible part de la population : 1,1 sur 10 000 personnes à la mi-avril. Dix fois moins que le voisin coréen, dont la politique de transparence et de dépistage systématique semble avoir porté ses fruits. De telles insuffisances tiennent en partie à des raisons administratives : à l’échelle locale, ce sont les offices régionaux de santé (les hokenjo), qui jugent de l’opportunité d’effectuer des tests ; et ces offices commencent à l’heure actuelle à être submergés, de sorte qu’une demande de test peut souvent être arbitrairement rejetée. Cela dit, les choses sont peut-être en train de bouger : le Ministère de la Santé a récemment prévu d’autoriser les dentistes à effectuer des tests PCR, et il y a maintenant près de 9 000 tests quotidiens, soit quatre fois plus qu’en mars.

Une question demeure en suspens, et elle est angoissante : comment le Japon pourra-t-il faire face à un éventuel afflux de malades ? La loi impose l’hospitalisation de toute personne positive; or les associations de médecins signalent que certains hôpitaux sont déjà sous tension.
Nous sommes donc dans une situation très mouvante avec l’impression que les autorités naviguent à vue. Ce qui est sût, c’est que le roi est nu. L’homme fort du Japon n’est en fait pas si fort que cela : paradoxe pour un Premier Ministre régulièrement accusé de tentations autoritaires, voire soupçonné de nourrir une trouble nostalgie des années trente. Pour faire face à la pandémie, ce système à plusieurs échelons – gouvernemental, préfectoral et local -, et qui compte sur le civisme et le sens que chacun peut avoir de son propre intérêt comme de l’intérêt général, peut apparaître comme un garde-fou contre toute tentation autoritariste, voire liberticide. Mais c’est aussi un système dont la pesanteur bureaucratique freine encore trop souvent l’efficacité.

Face à la déconfiture économique qui menace, des mesures de relance de l’économie ont bien été prises par le gouvernement pour soutenir les entreprises et la consommation. Mais elles sont très coûteuses (plus de 220 milliards d’euros dans leur totalité), puisqu’elles prévoient le versement à tous les habitants d’une somme de 100 000 yens (entre 800 et 900 euros); et le doute persiste quant à leur efficacité. L’une de ces mesures – la distribution de deux masques à chaque foyer – suscite même l’ironie :  on avait eu les Abenomics (politique économique de relance adoptée par le gouvernement Abe dès la fin de l’année 2012), et l’on parle maintenant des Abe-no-masks (« les masques d’Abe ») qui coûtent tout de même aux contribuables quelque 45 milliards d’euros.  Quant à organiser au Japon le retour d’industries naguère délocalisées vers la Chine… c’est le souhait que formule à présent le gouvernement, mais cela ne se fera pas du jour au lendemain.

Fin d’un règne ? La messe n’est pas dite : les Jeux Olympiques auront sans doute lieu avant que Shinzo Abe ne quitte le pouvoir (son mandat devant précisément s’achever en 2021). Mais dans l’ombre, Mme Koike, qui est à la tête du gouvernement de Tokyo et s’est très vite affichée en tenante d’une politique volontariste et réactive, se prépare peut-être à un destin national.  La récupération politique de l’épidémie est donc bien réelle; et aux yeux d’une opinion publique habituée depuis belle lurette à percevoir le monde politique comme une oligarchie empêtrée dans les rivalités et les jeux de pouvoir, ce n’est pas cette épidémie qui restaurera la confiance.

Doute sur les chiffres, doute sur la compétence des responsables, doute sur les mesures ou l’absence de mesures : tout cela est déroutant, et ce qui est vrai aujourd’hui peut être faux demain. Un observateur pessimiste constaterait que l’appel au confinement volontaire n’empêche pas des millions d’employés de continuer à prendre quotidiennement les transports en commun pour se rendre à leur travail, tant sont nombreux les obstacles culturels au télétravail– à commencer par la ritualisation poussée jusqu’à l’absurde d’habitudes indéracinables exigeant la présence physique des employés (l’obligation, par exemple, d’apposer son sceau sur tous les documents).  Mais l’interprétation « culturaliste », pour naïve qu’elle soit, peut aussi conduire à des observations plus positives.  Il suffit de voir ces rues propres et à moitié vides aux rares passants flegmatiques et masqués, ou d’entrer dans les quelques commerces encore ouverts, pour constater partout l’irréprochable discipline avec laquelle sont mises en œuvre des règles d’hygiène et de distanciation sociale facilitées justement par des comportements culturels qui ne datent pas d’hier: port du masque, limitation des contacts physiques, etc. Observation toute superficielle peut-être; mais disons qu’à défaut de compter sur les autorités, il faut bien compter sur quelque chose : en l’occurrence sur l’intelligence collective d’un peuple qui a toujours su faire face avec sang-froid et dignité aux situations de crise, et dans lequel la culture de la catastrophe n’est pas un vain mot. Si le Japon sort de cette crise sanitaire inédite sans trop de dégâts, on pourra conclure – et ce ne sera pas la première fois – que la vraie richesse du pays, son seul atout, ce sont… les Japonais. Verra-t-on une fois de plus le peuple japonais compenser les insuffisances de l’oligarchie dirigeante ?

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