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Birmanie : Covid-19 et guerres civiles

Burma (4)

François Guilbert

Après avoir déclaré son premier cas de Covid-19 le 23 mars, le ministère de la Santé birman dénombrait officiellement au 2 juin : 228 personnes ayant été infectées depuis le début de la pandémie et 6 décès. Ce bilan fait apparaître qu’à l’échelle des dix Etats membres de l’ASEAN, la létalité birmane s’est jusqu’ici avérée modeste. Statistiquement, elle ne représente que 0,3 % du bilan victimaire enregistré dans la région par l’Organisation mondiale de la santé. Si l’on réduit la focale géographique un peu plus encore : 5,5 % des cas reconnus par les pays du groupe « CLMVT ([1])» et 9,5 % des trépas ont été notifiés par les services de Nay Pyi Taw. Un bilan très éloigné des trajectoires anticipées les plus sombres ! D’ailleurs, plus du quart des cas répertoriés a été lié à un seul rassemblement, celui du pasteur David Lah aujourd’hui poursuivi devant la justice pour avoir organisé une réunion illégale de prière pendant le mois d’avril.

Si l’on en croit les autorités locales, la majorité des émetteurs du virus a été constituée de Birmans expatriés, des touristes de passage ou des personnels médicaux à leurs contacts. Une rhétorique non sans danger dans un pays déjà prompt à considérer nombre de difficultés internes comme étant importées de, et par l’étranger. Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de se faire une idée exhaustive de la propagation de la maladie en Birmanie car seulement un peu plus de 3 700 personnes ont été testées dans un pays de 54,58 millions d’habitants. Reste que toute proportion gardée, seuls le Viêt Nam et le Laos peuvent faire valoir une situation statistique médicale meilleure.

Nombre de cas et de décès rapportés dans l’ASEAN au prorata de la population birmane :

Etat Nombre de cas déclarés Nombre de décès
Singapour x 1569 x 39
Brunei x 224 x 44
Malaisie x 63 x 34
Philippines x 43 x 88
Indonésie x 25 x 58
Thaïlande x 11 x 7
Cambodge x 2 –        6
Viêt Nam x 0,9 –        6
Laos x 0,7 –        6

Source : @F. Guilbert – 1er juin 2020

  1. Les effets de la Covid-19 sont d’abord économiques

A défaut d’avoir été massivement frappée cliniquement par la pandémie mondiale, la Birmanie se doit d’abord de gérer les effets économiques et sociaux du virus et cela en année électorale. Une étape historique qui d’ailleurs dira si Daw Aung San Suu Kyi (75 ans) et la Ligue nationale pour la démocratie pourront se maintenir seuls au pouvoir cinq ans encore à partir du début 2021. En attendant de connaître la date précise de la consultation citoyenne et ses résultats, les perspectives d’une croissance économique prometteuse se sont effondrées. Escomptée il y a quelques mois encore à plus de 6 %, les experts du FMI ne l’anticipent plus au-delà de + 1,6 % pour l’année budgétaire en cours. Certes, la Birmanie peut faire encore bonne figure puisque les conjoncturistes la voient parmi le groupe des 10 % des Etats de la planète connaissant un taux de croissance positif pour 2020, encore faudra-t-il amortir, dans les mois qui viennent, les coûts sociaux et politiques de la brutale décélération. La fermeture prolongée des frontières terrestres et ses impacts sur le commerce des produits vivriers, le retour des dizaines de milliers de travailleurs émigrés ayant perdu leur emploi en Chine ou en Thaïlande, l’affaissement de l’industrie touristique faute de voyageurs et la fermeture des entreprises textiles sans matières premières, ni débouchés à l’exportation ont bouleversé l’actualité d’un pays à la recherche de son fédéralisme, de paix durables avec de nombreux groupes armés et devant approfondir son processus démocratique.

  1. Une nouvelle politique de communication gouvernementale pour faire face aux défis de la Covid-19

La cheffe du gouvernement de fait, Daw Aung San Suu Kyi, a pris rapidement conscience des effets potentiellement déstabilisateurs d’une crise sanitaire intérieure qui serait mal maîtrisée. Installée au cœur du système de gestion de crise mis spécialement en branle, elle a réorganisé sa manière de s’adresser à ses concitoyens. Campée dans un rôle de « mère protectrice », Amay Suu, comme elle est désignée dans le langage courant, s’est résolument tournée vers les réseaux sociaux pour se faire entendre et comprendre. Ayant fermé son compte Facebook à son arrivée au pouvoir en 2016, elle l’a réactivé le 1er avril 2020. Depuis cette date, il ne se passe plus un seul jour sans qu’il s’y affiche un nouveau message ([2]). Celui-ci explique, en langue birmane, la politique de son gouvernement et ses activités, en particulier les interactions qu’elle peut avoir avec les acteurs en première ligne dans la bataille contre la Covid-19. Cette communication numérique rencontre un franc succès, même si l’on peut noter un moindre attachement aux messages vidéo publiés deux à trois fois par semaine. Ceux du 27 et 29 mai ont toutefois fait plus de 683 000 et 400 000 vues ([3]) alors que tous deux faisaient plus de 50 minutes d’enregistrement. En moins de deux mois, Suu Kyi a bâti un vaste réseau numérique de relations. Plus de 10 % des Birmans ayant ouvert un compte Facebook suivraient dorénavant celui de La Dame. Avec près de 2,5 millions d’abonnés, elle dispose d’un instrument de mobilisation sans pareil. Aucun de ses adversaires déclarés ne dispose de son aura et de relais de même ampleur dans la perspective de l’affrontement électoral qui s’annonce.

Audience du compte Facebook d’Aung San Suu Kyi du 25 mai au 31 mai

Nombre de Like Commentaires Partages
25 mai 195 000 9 000 12 000
26 mai 229 000 12 000 19 000
27 mai 98 000 13 000 15 000
28 mai 259 000 14 000 20 000
29 mai 70 000 6 000 8 400
30 mai 250 000 15 000 18 000

Source : @F. Guilbert – 1er juin 2020
Daw Aung San Suu Kyi a su adapter sa communication grand public dans le bon timing de la crise sanitaire mondiale et de ses effets sur la société birmane (cf. le confinement national décidé pour les fêtes de l’eau et du nouvel an bouddhiste (10 – 18 avril)). Elle avait déjà démontré une telle facilité fin 2019 à l’heure où elle fit le choix de se rendre à La Haye devant les juges de la Cour internationale de justice saisie par la Gambie au titre de la mise en œuvre de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Il s’agissait alors d’expliquer la politique de son pays face aux accusations de génocide des populations Rohingyas en 2017.

  1. Un pouvoir civil demeuré politiquement contraint quotidiennement par ses forces armées

Sommée de prendre des mesures d’urgence et de protection pour que de tels crimes ne se perpétuent pas, la Birmanie a remis le 22 mai 2020 le premier mémorandum que la justice internationale lui a réclamé. Voilà un acte qui est passé presque inaperçu dans une actualité internationale accaparée par la lutte contre le coronavirus et ses effets. Les organisations de défense des droits de l’homme (ex. Amnesty International ([4]), Commission internationale des juristes ([5])) l’ont toutefois légitimement commenté en jugeant que les Rohingyas vivant dans l’Etat Rakhine voient toujours leurs droits à l’accès à la nationalité, aux services de bases (ex. santé) et à la liberté de circulation déniés. De son côté, le gouvernement civil veut montrer qu’il est proactif en la matière mais demeure dépendant d’un pouvoir militaire dont les prérogatives constitutionnelles restent à cette heure immuables et n’ont pu être érodées par la voie parlementaire au cours de la législature.

Comme preuve de leur souci du bon droit, les autorités élues en 2015 font valoir les ordonnances présidentielles récentes sur le respect de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (8 avril 2020 ([6])), la préservation des preuves et des biens dans les régions du nord de l’État Rakhine (8 avril 2020 ([7])) et la lutte contre les discours de haine (20 avril 2020 ([8])). Au titre de la lutte contre l’impunité des crimes commis par le passé, il a été précisé que les investigations sur le massacre des habitants rohingyas du village de Gu Dar Pyin ont été closes le 30 avril de cette année. Le rendu public des décisions des cours martiales dépendraient dorénavant de l’autorité  « compétente », en d’autres termes du commandant-en-chef de l’armée et de lui seul. Une manière comme une autre de souligner le bicéphalisme civilo-militaire inscrit en profondeur dans le droit et les institutions. C’est si vrai que les massacres des Rohingyas dans les villages de Chut Pyin (État Rakhine, 25 août 2017) et Maung Nu (État Rakhine, 27 août 2017) font toujours officiellement l’objet d’enquêtes et cela sans que l’on sache quand justice pourra être rendue aux familles des victimes. Cette situation fait dire aux défenseurs des droits de l’homme que l’Etat birman ne remplit pas ses obligations internationales et se montre incapable de protéger les Rohingyas. Une situation aujourd’hui aggravée par la Covid-19 et l’ampleur des combats qui opposent, depuis un peu plus d’un an, la Tatmadaw et les insurgés de l’Armée de l’Arakan (AA) dans l’Etat Rakhine et le sud de l’Etat Chin.

  1. Lutter contre la Covid-19 avec les organisations ethniques armées

Conscient que pour mener une lutte efficace contre la propagation du coronavirus, le gouvernement s’est employé à établir des coopérations concrètes avec les organisations ethniques armées (OEA). Au nom d’une politique dénommée « No one is left behind », le bureau du président de la République a institué le 27 avril 2020 une Comité national de coordination de la Covid-19 pour travailler avec les OEA. Composé de 4 membres, il est présidé par le Dr Tin Myo Win, le vice-président du Centre national pour la réconciliation et la paix ([9]). Il a pour mission d’échanger des informations avec les OEA sur les mesures de prévention, de contrôle et de traitement du coronavirus et d’aider à la surveillance des Birmans de retour de pays tiers aux postes frontières terrestres. A ce titre, des actions sanitaires et de prévention ont été conduites avec les régions auto-administrées wa et du Kokang, le Parti de libération de l’Arakan (ALP), l’Organisation pour l’indépendance des Kachin (KIO), le Parti national progressiste Karenni (KNPP), l’Union nationale Karen (KNU), le Parti du nouvel Etat Mon (NMSP) ou encore le Conseil de restauration de l’Etat Shan (RCSS). En parallèle de cette politique publique, la Tatmadaw apporte de son côté une aide ciblée à certains territoires. Elle soigne particulièrement quelques OEA non-signataires de l’accord national de cessez-le-feu (NCA), telles que les groupes Wa (Armée de l’Etat Wa unifié, UWSA) et de Mongla (Armée de l’Alliance démocratique nationale, NDAA). Si la coopération sur le terrain entre les personnels de santé des groupes ethniques et ceux du gouvernement semble possible notamment par l’intégration des premiers dans les équipes de coordination de l’échelon local, celle-ci conserve encore un caractère informel, chacun ne sachant quelles sont les intentions ultérieures de leurs dirigeants dans des contextes de paix-armée fragiles dans le nord et l’est du pays. Reste à savoir si la coopération engagée à l’occasion de la crise sanitaire de la Covid-19 pourra favoriser l’instauration d’une plus grande confiance entre les organisations ethniques armées et les autorités civilo-militaires birmanes, et susciter, pourquoi pas, une nouvelle dynamique dans un processus de paix pour le moins lent ! Une chose est sûre, cette dynamique est pour l’heure sans effet dans l’Etat Rakhine et le sud de l’Etat Chin. Là, le cessez-le-feu unilatéral de quatre mois (10 mai – 31 août) décrété le 9 mai par la Tatmadaw ne s’applique pas de facto, pour ne pas dire de jure, puisque les militaires ont décidé d’exclure de son champ d’application la lutte contre les groupes terroristes, l’Armée de l’Arakan étant considérée comme telle depuis une décision présidentielle du 23 mars 2020.

  1. Les défis du Covid-19 s’ajoutent à une situation humanitaire toujours aussi préoccupante dans l’Etat Rakhine

Au cours du premier trimestre de l’année 2020, les affrontements armés Tatmadaw – AA se sont multipliés (plus de 700) dans les États Rakhine et sud de l’Etat Chin. Ceux-ci ont fait au minimum dans les rangs civils 151 morts et 394 blessés. Les combats les plus nombreux se sont déroulés dans les districts de Kyauktaw et Minbya (État Rakhine) et Paletwa (État Chin) où l’AA cherche à contrôler l’axe fluvial remontant vers l’Inde et descendant vers le golfe du Bengale. On aura vu également une augmentation des embuscades et le déploiement de troupes nouvelles dans les régions d’Ann, Myebon et Maungdaw dans l’État Rakhine. Faits très préoccupants, de rudes combats se déroulent pour la maîtrise d’axes routiers stratégiques (Rangoun – Sittwe) et des aires plus urbanisées (Mrauk-U, Kyauktaw, Ponnagyun). Les batailles peuvent s’avérer de haute intensité. La Tatmadaw utilise régulièrement des barrages d’artillerie ou des bombardements aériens (avions, hélicoptères) pour préparer ses actions mais aussi pour se dégager d’opérations d’encerclement par l’AA d’infrastructures de l’armée et de la police. De son côté, l’AA n’hésite pas à employer des mines anti-personnel terrestres, déclencher des engins explosifs à distance et à liquider fonctionnaires civils et élus locaux. Dans un tel contexte exacerbé de violences et où les jeunes gens sont suspectés d’être de potentiels combattants, il ne fait aucun doute que de nombreux crimes de guerre sont commis de part et d’autre. Cette guerre civile a aussi induit une militarisation accrue de l’Etat Rakhine ([10]) et le déplacement de 75 000 personnes civiles dont 6 à 10 000 pour la partie la plus méridionale de l’État Chin.

Dans une région aux infrastructures sanitaires sous-dimensionnées et équipées, la Covid-19 vient s’ajouter aux crises préexistantes. Un chauffeur de l’Organisation mondiale de la santé l’a d’ailleurs payé de sa vie en avril. Transporteur d’échantillons pour être testé, il a été pris dans des échanges de tirs entre les forces de sécurité et les insurgés rakhines. Au-delà des combats qui induisent des difficultés sécuritaires et de mouvement supplémentaires pour les personnels médicaux et les malades, le non accès à internet dans 8 townships au nom de la lutte antiterroriste, l’Etat Rakhine est confronté à des défis sanitaires d’ampleur : la prévention de la pandémie dans les camps des Rohingyas déplacés par les violences de 2012 et 2016/17, le retour des milliers de travailleurs émigrés rentrants de Malaisie et de Thaïlande après avoir perdu leur emploi ou encore la réinsertion de 800 Rohingyas libérés de prisons, potentiellement réceptacles du virus, après l’amnistie énoncée par le chef de l’Etat à l’occasion du nouvel an bouddhiste.

L’enjeu humanitaire et diplomatique des camps des personnes déplacées dans l’Etat Rakhine mais également dans d’autres Etats du pays (ex. Kachin) est tel que le gouvernement a adopté un Plan d’action pour la lutte contre l’éclosion de la Covid-19 dans les camps. Celui-ci, quelle que soit sa matérialisation en cours, sera bien loin de répondre à tous les besoins déjà identifiés par les acteurs de terrain. Le risque de propagation du virus vient donc se superposer à une situation déjà critique. L’accès humanitaire aux camps de personnes déplacées et aux populations touchées par le conflit reste très, très compliqué. Les organisations et agences onusiennes peinent à fournir de manière efficace une aide de survie. Faits nouveaux, plusieurs incidents de sécurité récents ont mis en danger les travailleurs humanitaires. En outre, à l’heure où les pluies de mousson s’intensifient, l’insécurité alimentaire représente une préoccupation majeure pour toutes les populations en raison des restrictions imposées aux déplacements, des blocages de convois et des confiscations de cargaisons notamment des sacs de riz par les belligérants. D’autres contraintes sont toutes aussi perturbatrices sur le plan humanitaire. Ainsi, depuis le 13 avril 2020 la circulation des bateaux de pêche est interdite dans les districts de Sittwe et Pauktaw. Cette mesure a un impact direct sur les Rohingyas qui dépendent largement de la pêche pour gagner leur vie, et sur les mouvements de bateaux pour accéder aux marchés et aux services de santé. Enfin, aux check-points de plus en plus nombreux les Rohingyas sont harcelés voire rackettés par les forces de sécurité lorsqu’ils ne portent pas de masques de protection. Une injustice qui s’ajoute à bien d’autres et qui pourrait s’aggraver encore si d’aventure la pandémie se fait jour massivement dans les camps de réfugiés de l’autre côté de la frontière.

Depuis le 14 mai et la découverte d’un premier cas de Covid-19 sur un réfugié à Cox’s Bazar (Bangladesh), la situation est à suivre avec la plus grande attention, bien évidemment dans sa dimension clinique mais également psychologique pour que la communauté rohingya de l’Etat Rakhine ([11]) ne soit pas accusée d’importer le virus après avoir été stigmatisée ces dernières années pour avoir été notamment le véhicule consentant d’un islamisme de conquête et de combats. Force est donc de constater que le million de Rohingyas ayant trouvé refuge au fils des années au Bangladesh n’est pas près de revenir dans le pays qu’il a fui. Dans cette conjoncture, la situation politico-humanitaire birmane restera encore longtemps à l’agenda international, à commencer par celui du Conseil de sécurité des Nations unies où elle a encore été examinée le 14 mai 2020 mais également de l’Union européenne qui proroge d’année en année ses sanctions.

 

[1] Birmanie, Cambodge, Laos et Viêt Nam.
[2] Les deux derniers dimanches du mois de mai, elle a toutefois renoncé à émettre un message.
[3] Données recueillies au 1er juin 2020.
[4] https://www.amnesty.org/en/latest/news/2020/05/myanmar-government-fails-to-protect-rohingya-after-world-court-order/
[5] https://www.icj.org/myanmar-government-must-do-far-more-to-comply-with-international-court-justices-order-on-protection-of-rohingya-population/
[6] https://www.president-office.gov.mm/en/?q=briefing-room/news/2020/04/09/id-10001
[7] https://www.president-office.gov.mm/en/?q=briefing-room/news/2020/04/09/id-10003
[8] https://www.president-office.gov.mm/en/?q=briefing-room/news/2020/04/21/id-10007
[9] Médecin personnel d’Aung San Suu Kyi.
[10] La Tatmadaw y disposerait d’une quarantaine de camps.
[11] De l’ordre de 600 000 personnes.

asiacentre.eu