Jean-Pierre Cabestan
Ecrit l’automne dernier lors des manifestations contre la loi d’extradition, cet article reste tout de même d’actualité. En effet, Jean-Pierre Cabestan souligne l’importance du passé colonial de Hong Kong, qui joue un rôle central dans ses confrontations avec Beijing, en 2019. L’imposition de la loi de sécurité nationale, justifiée par l’article 23 de la « basic law », est elle aussi fortement lié à ce passé.
Tout avait commencé le 31 mars par de grandes marches pacifiques de milliers de manifestants dans les rues de Hongkong. Agitant des banderoles où l’on pouvait lire : « Non à la loi d’extradition vers la Chine “, “ Sauvegarder la liberté de Hong Kong » ou « Départ de Carrie Lam », les manifestants n’allaient pas cesser de se multiplier. Au mois de juin, ils se comptaient par centaines de milliers. Le 1er juillet, ils ont attaqué le Conseil législatif de Hongkong avant d’en être refoulés par la police. Leur nombre n’a pas décru depuis l’été et, le 31 août, un chant de ralliement, Gloire à Hongkong, a été diffusé sur YouTube pour supplanter La Marche des volontaires, l’hymne officiel de la République populaire de Chine, devenu celui de l’ex-colonie britannique.
Comment en est-on arrivé là ? En février 2019, le gouvernement de Hongkong avait proposé d’amender la loi relative aux délinquants en fuite (Fugitive Offenders Ordi nance) afin de faciliter leur extradition entre les diverses juridictions Chinoises (Chine continentale, Hongkong, Macao et Taïwan). C’est le meurtre d’une jeune Hong kongaise par son compagnon, également hongkongais, à Taïwan en 2018, qui avait convaincu Carrie Lam, chef de l’exécutif, d’engager cette réforme. Soutenu par Pékin, ce projet a immédiatement été combattu par le camp pan-démocrate, d’abord au Conseil législatif – le Parlement de la Région administrative spéciale (RAS) – puis, à compter de juin, dans la rue, par de nombreux Hongkongais, qui craignent que cette nouvelle loi ne contraigne les tribunaux du territoire à renvoyer sur le continent toute personne recherchée par la justice chinoise, y compris des Hongkongais ou des personnes de passage à Hongkong.
Les immenses manifestations de juin 2019 ont obligé Carrie Lam à suspendre le projet. Mais, réactivant les revendications du mouvement des parapluies de 2014, la protestation s’est transformée en juillet en un mouvement politique en faveur d’une démocratisation complète de la RAS, contribuant à aggraver la confrontation. Et si, début septembre, le gouvernement de Hongkong a annoncé qu’il retirait définitivement son projet de loi, la crise reste pour l’heure sans solution.
Fin août, alors que le mouvement de protestation contre la loi d’extradition vers la Chine entrait dans sa treizième semaine, Carrie Lam avait menacé de recourir à une loi d’urgence datant de 1922, la Emergency Regulations Ordinance, pour rétablir l’ordre. Légèrement révisée en 1999 – le mot gouverneur a tout simplement été remplacé par celui de chef de l’exécutif -, cette loi permet à ce dernier de restreindre de manière drastique, de façon discrétionnaire et aussi longtemps qu’il le souhaite, les libertés publiques si la situation l’exige : censure, détention, interdiction de manifester, confiscations de biens, etc. L’exemple montre combien les événements de Hongkong plongent leurs racines dans le long passé colonial, une période de plus d’un siècle et demi qui a façonné le lieu exceptionnel, mais jadis quasi désert, que l’on appelle en chinois le « port parfumé » (Xianggang en mandarin, Hongkong, en cantonais).
LA PERLE DE SA MAJESTÉ
Les Britanniques s’étaient implantés à Hongkong en 1842, à l’issue de la première guerre de l’Opium. Mais aux termes du traité de Nankin, dont le principal objectif était de contraindre la Chine à ouvrir son marché intérieur aux « diables de l’Océan “ (yangguizi), la cour mandchoue n’avait cédé « à perpétuité » au Royaume-Uni qu’une île de 79 km2, située à l’extrémité de l’estuaire de la rivière des Perles et surtout destinée, du fait du havre naturel qu’elle abritait, à réparer les bateaux de Sa Gracieuse Majesté quand ils en auraient besoin.
Les choses ne devaient pourtant pas en rester là. En 1860, après la seconde guerre de l’Opium et le sac du Palais d’été à Pékin, le Royaume-Uni profita de sa position de force pour imposer à l’Empire mandchou une extension de son implantation. La première convention de Pékin signée alors y ajouta la cession à la Couronne britannique, une fois de plus à perpétuité, de la péninsule de Kowloon (67 km), limitée au nord non par la frontière géographique actuelle constituée par le Lion Rock – cette montagne qui, s’inspirant d’une chanson célèbre des années 1970, symbolise aujourd’hui pour certains l’esprit « battant » et de résistance des Hongkongais – mais par une démarcation tracée plus au sud et baptisée plus tard «Boundary Street ». Portant le nom propice de « neuf dragons » (Jiulong en mandarin), Kowloon permettait aux Anglais de mieux assurer la sécurité de la baie de Hongkong et surtout d’abriter la plus vaste main-d’oeuvre chinoise que requérait le développement de leurs activités marchandes.
La troisième étape se joua en 1898, période où toutes les puissances coloniales, profitant de la faiblesse des Mandchous, se partagèrent l’immense « gâteau » chinois. Depuis sa base indochinoise, la France étendait alors sa zone d’influence au Guangxi et au Yunnan, tandis que les Allemands s’instal laient au Shandong. Les Britanniques imposèrent quant à eux à la Chine, lors de la signature de la Seconde Convention de Pékin, de leur céder, aux termes d’un bail emphytéotique de quatre-vingt-dix-neuf ans, ce que l’on appelle depuis les “ Nouveaux Territoires “ (Sangaai en cantonais, Xinjie en mandarin), u un territoire d’environ 1 000 km2 situé au nord de Kowloon mais comprenant aussi plus de 200 îles, dont celle de Lantau, à proximité de laquelle, sur une bande de terre polderisée, se situe depuis 1998 l’aéroport international de Chek Lap Kok.
Entre 1898 et la Seconde Guerre mon diale, Hongkong connut un véritable essor. Entre 1891 et 1941, la population passa de 220 000 à 1,6 million d’habitants. Les grands groupes britanniques comme Jardine Matheson et Swire (qui possède encore aujourd’hui 50 % de la compagnie aérienne Cathay Pacific) y développèrent de juteuses activités. Mais c’est aussi à cette époque qu’apparurent les premiers tycoons (mot provenant du japonais, dajun en mandarin). Quoique tenus à l’écart par les Anglais, qui refusaient alors de les admettre dans leurs clubs, ces entrepreneurs chinois commencèrent à fonder des entreprises qui, après 1945, connaîtraient un développement fulgurant. Parallèlement, l’administration coloniale se modernisait peu à peu, admettant un plus grand nombre de fonctionnaires chinois. Il en fut de même du secteur éducatif, largement porté par les congrégations religieuses, les anglicans évidemment, mais aussi les catholiques, les méthodistes et de nombreuses autres Eglises protestantes. En 1911, l’université de Hongkong fut fondée. La colonie servit aussi alors de refuge aux révolutionnaires chinois qui cherchaient à mettre fin à la domination mandchoue et à établir un régime républicain, tel Sun Yat-sen.
Le deuxième conflit mondial et surtout l’occupation japonaise de Hongkong, de décembre 1941 à août 1945, devaient profondément atteindre le prestige des Britanniques. Merveilleusement relatés par la romancière Eileen Chang (Zhang Ailing) dans Un amour dévastateur, ces moments douloureux furent à l’origine d’une bonne partie des réformes introduites par le gouvernement colonial après-guerre.
L’OMBRE DE MAO
Mais un autre traumatisme devait décider du sort de Hongkong et marquer jusqu’à ce jour l’ADN du territoire : la fin de la guerre civile chinoise et l’arrivée de Mao Zedong au pouvoir. La fondation de la République populaire de Chine en 1949 aurait pu sonner le glas de la colonie britannique. Peu avant, le gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-chek, encore installé à Nankin, avait lui-même fait savoir à Londres qu’il entendait rapidement reprendre le contrôle de Hong kong. Les événements ne lui laissèrent pas le temps de mettre en œuvre cette annexion. Fuyant les communistes, des dizaines de milliers de Chinois riches et moins riches se réfugièrent, en 1949, à Hongkong. Ils cherchaient par tous les moyens à rejoindre Taïwan, où Tchang avait transféré son régime, les Etats Unis ou un autre lieu plus sûr. Or, les communistes se montrèrent plus prudents que le Kuomintang: ayant fraîchement pris possession d’un territoire immense et qu’il peinait à administrer, inexpérimenté en matière économique et financièrement démuni, Mao avait besoin de Hong Kong.
Rapidement, la République populaire conclut donc une sorte de modus vivendi avec la Grande-Bretagne. L’une comme l’autre avait intérêt au maintien de la stabilité du territoire. Afin d’éviter toute poursuite de la guerre civile chinoise à Hong kong, les activités politiques y furent étroitement contrôlées. Les partis communiste et nationaliste ne furent pas autorisés à y développer leurs activités, bien que les journaux proches de ces deux partis eussent le droit de paraître. Dans la réalité, aucune réforme politique, en particulier aucune démocratisation des institutions du territoire, ne pouvait se faire sans l’aval de Pékin, qui y était opposé. Pour la plupart victimes directes de l’instabilité politique sur le continent, les Hongkongais n’exprimaient guère, d’ailleurs, de revendications démocratiques, trop contents d’avoir échappé aux « bandits communistes »(gongfei), comme les appelaient les nationalistes du Kuomintang.
Jusqu’en 1997, le gouverneur de Hong kong resta nommé par le roi d’Angleterre (la reine après 1952) « selon son bon plaisir »: en réalité par le Premier ministre bri tannique. Et ce n’est que très progressive ment que les Anglais commencèrent à associer des représentants de la population chinoise aux affaires de la colonie, à travers leur participation au Conseil législatif, une instance pourtant établie dès 1843 et destinée à conseiller le gouverneur. Pendant longtemps, ce Conseil législatif fut presque entièrement nommé ; ce n’est que tardivement qu’il se transforma en Parle- ment et à partir de 1985 qu’il accueillit des membres élus, pour moitié sur une base géographique et pour moitié sur une base corporatiste – c’est-à-dire sur la base de « collèges professionnels » (Functional Constituencies) représentant les principaux corps de métiers du territoire (commerce, industrie, syndicats, milieux médicaux, enseignement, professions juridiques, ingénieurs, architectes, etc.). Représenté par l’Agence de presse officielle Xinhua, le gouvernement de Pékin restait très discret à Hongkong, cherchant surtout à influencer en sous-main la société chinoise locale. Après 1949, les puissants groupes britanniques continuèrent d’occuper une position dominante. Mais, stimulant le développement du territoire, la guerre de Corée puis celle du Vietnam et plus largement l’essor économique de l’Asie de l’Est favorisèrent aussi l’émergence d’une classe d’entrepreneurs et de marchands chinois particulière ment dynamique, dont par exemple l’armateur Yue-Kong Pao et l’homme d’affaires Henry Fok. Parallèlement, la population de Hongkong augmenta rapidement, passant de 2 à 4 millions entre 1951 et 1971.
Déclenchée par Mao en 1966, la Révolution culturelle eut un impact significatif mais heureusement bref sur Hongkong. Alors influencés par les gardes rouges du continent, des milliers de jeunes Chinois défièrent les autorités coloniales, semblant souhaiter un rattachement du territoire à la République populaire. Les affrontements coûtèrent la vie à 51 manifestants. Nombre de ces protestataires deviendront, après la rétrocession en 1997, les cadres de l’establishment hongkongais, comme Jasper Tsang Yok-sing, le deuxième président du Conseil législatif de la RAS. C’est aussi en 1967 que les Britanniques introduisirent une loi anti-émeute particulièrement répressive – la Public Order Ordinance -, dont Carrie Lam est accusée d’abuser aujourd’hui.
Les affrontements de rue de 1967 eurent une autre conséquence : la perte de confiance, certes passagère mais réelle, dans l’avenir économique de Hongkong. C’est alors que, profitant de cette conjoncture, un certain Li Ka-shing, aujourd’hui 91 ans et l’homme le plus riche de Hong kong, commença à bâtir son empire, achetant à bas prix de nombreux immeubles et entrepôts après avoir réussi… dans la manufacture de fleurs en plastique.
On sait depuis combien Hongkong a rebondi pour devenir l’un des « quatre dragons » de l’Asie orientale, avec la Corée du Sud, Singapour et Taïwan. La mort de Mao en 1976 et le lancement des réformes par Deng Xiaoping deux ans plus tard ont véritablement dopé une métropole qui se portait déjà fort bien. Les entrepreneurs hong kongais ont rapidement su tirer parti de cette aubaine, investissant à grande échelle au Guangdong voisin, dont ils étaient souvent originaires et avec lequel ils partagent la même langue, le cantonais, et y déplaçant peu à peu leurs usines pour bénéficier d’une main-d’œuvre abondante et bon marché. La création de la zone économique spéciale de Shenzhen (Shumchun), un ancien village de pêcheurs situé juste au nord des « Nouveaux Territoires », a accéléré ce mouvement. Mais les ambitions économiques et financières des entrepreneurs hongkongais ne se sont pas limitées au sud de la Chine, s’étendant rapidement au reste du pays et à de multiples secteurs d’activité (industrie, immobilier, hôtellerie, banque, services, etc.), notamment à la région de Shanghai, dont proviennent de nombreux tycoons hongkongais, par exemple le premier chef de l’exécutif nommé après 1997, Tung Chee-hwa.
UN PAYS, DEUX SYSTÈMES
Mais les années passaient et Hongkongais comme Britanniques regardaient avec perplexité la date fatidique de 1997, année où, selon les traités, Londres devait rendre à la Chine les « Nouveaux Territoires » ou renégocier avec elle leur statut. Dès 1982, le gouvernement de Margaret Thatcher décida de s’enquérir auprès de Pékin de ses desiderata. Pourquoi 1982 ? Parce qu’à Hongkong, les prêts hypothécaires classiques portaient alors sur une période de quinze ans: de nombreux acheteurs souhaitaient donc obtenir des garanties sur l’avenir de leur investissement.
Le gouvernement chinois répondit tout de go aux Britanniques qu’il ne reconnaissait pas les « traités inégaux » conclus sous la contrainte par l’Empire mandchou. Cette réponse contraignit en réalité le Royaume Uni à négocier non pas l’avenir des « Nou veaux Territoires », mais de la colonie dans son ensemble. En effet, Deng profita de cette requête de Mme Thatcher pour exiger le retour à la Chine de l’ensemble de Hong kong le 1er juillet 1997. C’est alors qu’il imagina la formule « un pays, deux systèmes », d’abord pour récupérer Taïwan puis, l’île nationaliste ayant fait la sourde oreille, pour organiser la rétrocession de Hongkong et de Macao (en 1999) à la « mère patrie »,
Promulguée en décembre 1982, la Constitution chinoise prévoyait déjà l’établissement de « Régions administratives spéciales » sur son territoire (art. 31). Deng proposait désormais de dispenser ceux qui rejoindraient la patrie chinoise de passer par le moule d’un communisme orthodoxe.
La négociation sino-britannique déboucha en 1984 sur une déclaration conjointe signée par Mme Thatcher et le Premier ministre chinois de l’époque, Zhao Ziyang (qui perdit le pouvoir en 1989 après l’échec du printemps de Pékin). Assez vague, ce texte prévoyait notamment de donner à Hongkong un « haut degré d’autonomie “, d’y maintenir le système juridique hérité du common law ainsi que toutes les libertés publiques déjà accordées au territoire et de nommer le futur « chef de l’exécutif sur la base d’élections ou de consultations ».
Cette déclaration conjointe fut de nature à rassurer les Hongkongais. Quoique à peine sortie du maoïsme, la Chine continentale changeait vite et s’ouvrait sur l’extérieur. Mais ce moment d’optimisme prit fin brutalement après l’écrasement dans le sang du mouvement démocratique de 1989. Provoqué par la mort du dirigeant réformiste Hu Yao bang, ce mouvement était porté par les étudiants et soutenu par de larges segments de la société urbaine et s’était propagé dans de nombreuses villes de la Chine, notamment Shanghai et Chengdu. Il prit fin après le massacre de Tiananmen le 4 juin 1989, qui fit au moins 1 000 morts à Pékin. Plus d’un million de Hongkongais défilèrent alors dans les rues de la colonie pour exprimer à la fois leur émotion et leur inquiétude sur l’avenir que Pékin pourrait leur réserver.
Un an plus tard, en 1990, le gouvernement chinois adopta pourtant la « loi fondamentale » de Hongkong, la mini-Constitution qui organise le système politique et les institutions de la RAS depuis 1997. Ce texte accorde à Hongkong toutes les libertés inscrites dans la déclaration conjointe et prévoit de démocratiser progressivement les institutions du territoire, notamment du Conseil législatif et du mode de désignation du chef de l’exécutif. Mais ces promesses restaient vagues et l’abandon de toute réforme politique sur le continent contribua à maintenir les Hongkongais dans l’inquiétude.
D’où l’idée de Chris Patten, le dernier gouverneur britannique de Hongkong, nommé en 1992, d’accélérer la démocratisation du Conseil législatif dans le cadre de la loi fondamentale adoptée en 1990. C’est à cette époque que les partis politiques apparurent à Hongkong, notamment le Parti démocrate de Martin Lee, mais aussi la Democratic Alliance for the Betterment and Progress of Hong Kong (DAB), un parti pro-Pékin largement financé par des entreprises hongkongaises qui ont des affaires sur le continent. La réforme de Patten permit en 1995 à un bien plus grand nombre de Hongkongais de voter pour leurs délégués des collèges professionnels Ayant condamné cette avancée, Pékin la remit en cause dès la rétrocession. Les élections législatives de 1998 rétablirent ainsi l’ancien système plus restrictif d’élection.
RETOUR À LA CHINE
La rétrocession de Hong Kong à la Chine le 1er juillet 1997 se déroula dans les formes, avec toute la pompe et la solennité propre à ce type d’événement, mais sous une pluie diluvienne. Le prince Charles, représentant la Couronne britannique, prit place aux côtés de Jiang Zemin, le président chinois. La plupart des Hongkongais estimaient alors que ce retour était naturel, même si certains d’entre eux restaient incertains et perplexes face aux promesses d’autonomie faites par le parti communiste chinois.
Elu par un Comité de sélection de 400 membres (qui se transformera un an plus tard en Comité électoral, lire p. 12) dominé à 80 % par des personnalités pro-ches de la République populaire, le premier chef exécutif, Tung, buta rapidement sur des difficultés. En 2003, il tenta de faire passer en force une loi de sécurité nationale, qui devait tôt ou tard être adoptée aux termes de l’article 23 de la loi fondamentale de Hongkong, mais qui présentait le risque de criminaliser tout propos en faveur de la sécession ou d’un changement de régime. Résultat : un demi-million de Hongkongais défilèrent pacifiquement dans les rues de la RAS, contraignant Tung à faire marche arrière.
Depuis, le gouvernement central n’a cessé de s’immiscer dans les affaires de Hong- kong. Deux ans après cette première crise, il décida de remplacer Tung par Donald Tsang, un Hongkongais d’origine et un catholique bien plus en phase avec la société locale. Mais en même temps, installé à Sai Wan, à l’ouest de l’île de Hongkong, le bureau de liaison de Pékin joua derrière le gouvernement de la RAS un rôle croissant dans l’administration du territoire. Parallèle ment, les entreprises chinoises continentales se faisaient plus présentes et plus influentes. En outre, le flux de Chinois du continent s’installant à Hongkong fut plus nourri, profitant du quota de 150 migrants chinois par jour imposés en 1997 à la RAS par le gouvernement central. Dépassant aujourd’hui le million sur 7,4 millions d’habitants, ces nouveaux Hongkongais, parce que souvent mieux formés que les Hongkongais d’origine, occupent un nombre croissant de postes de responsabilité, notamment dans les secteurs bancaire et financier.
Sous la pression du camp pan-démocrate, Pékin accepta en 2010 d’introduire une modeste réforme du mode d’élection des membres du Conseil législatif. Passant de 60 à 70 sièges en 2012, celui-ci comprend désormais 40 sièges élus démocratique ment, dont 35 par les circonscriptions géo graphiques et 5, dits « super seats », par les districts boards, eux-mêmes élus. Mais le gouvernement central refusa de supprimer les collèges professionnels (30 sièges), qui lui permettaient de peser sur les élections.
Avec l’élection de Leung Chun-ying comme chef de l’exécutif de Hongkong en 2012 et l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping à la tête du PC chinois, les priorités allaient cependant changer. Peu après sa prise de fonction, soupçonné d’être un membre sou terrain du PC chinois (ce parti reste paradoxalement inexistant à Hongkong), Leung lança une campagne d’éducation patriotique qui fut très mal accueillie. Ayant l’impression d’être soumis à la même propagande nationaliste que leurs compatriotes du continent, les opposants à cette campagne, conduits par Joshua Wong, alors encore lycéen, obligèrent le chef de l’exécutif à reculer.
D’une certaine manière, cette confrontation en annonçait une autre : celle de la révolte des parapluies. Repoussée de 2007 à 2014, l’introduction de l’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel direct était très attendue des Hongkongais. Ce fut une très mauvaise surprise lorsque le Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale – le Parlement chinois – rendit public son projet: tous les électeurs de Hongkong seraient invités à choisir le prochain chef de l’exécutif, mais les candidats, au nombre de deux ou trois au maximum, seraient sélectionnés par un comité identique dans sa composition au Comité électoral actuel. En d’autres termes, Pékin se réservait le droit d’écarter du scrutin les candidats indésirables, en particulier ceux du camp pan-démocrate, ensemble de for ces politiques qui rassemblent environ 55% des voix aux élections législatives.
C’est ce projet qui fut la principale cause du mouvement des parapluies, ainsi nommé en référence au principal moyen de défense de manifestants face aux gaz lacrymogènes utilisés pour la première fois à grande échelle par la police de Hongkong en septembre 2014. Initialement conduit par des universitaires comme Benny Tai et Chan Kin-man puis par diverses organisations étudiantes, ce mouve ment se transforma rapidement en une longue occupation de plusieurs lieux et routes stratégiques du territoire (notamment le quartier d’affaires d’Admiralty), compliquant la circulation. Le mouvement fut cependant un échec. Au terme de soixante-dix-neuf jours, il se termina dans la division le 15 décembre 2014, sans avoir obtenu une quelconque concession du gouvernement central. Plusieurs des initiateurs du mouve ment furent en outre poursuivis en justice et se virent condamnés à des peines de prison ferme de six à dix-huit mois.
Il avait cependant révélé la détermination de nombre de jeunes Hongkongais non seulement à résister à toute emprise supplémentaire du gouvernement central sur la RAS, mais aussi à contraindre celui-ci à tenir ses promesses de démocratisation, malgré l’ambiguïté des engagements pris.
A sa suite, plusieurs incidents ont contribué à accentuer la polarisation de la société hongkongaise entre les pro-establishment (et pro-Pékin) et les pan-démocrates et nouvelles forces « localistes », et même indépendantistes. Parmi ces incidents, citons l’enlèvement en 2015 par la sécurité continentale, à Hongkong et en Thaïlande, de libraires qui publiaient des livres critiques mais fantaisistes sur le régime communiste chinois, le kidnapping, peu après, à l’Hotel Four Seasons de Hong kong, d’un homme d’affaires de Shanghai en délicatesse avec Xi Jinping, l’interdiction faite à certains candidats jugés indépendantistes de se présenter aux élections législatives de 2016 (qui accordèrent pourtant 55% des voix mais seulement 29 des 70 sièges aux pan-démocrates [23] et aux localistes [6], contre 27 auparavant), l’exclusion du Conseil législatif d’un certain nombre de députés localistes qui n’avaient pas prêté serment dans les formes, et enfin la dissolution, à l’aide d’une vieille loi coloniale de lutte contre les triades, du Parti national hongkongais, la seule formation indépendantiste du territoire.
UNE SOCIÉTÉ OUVERTE
Comme à l’époque britannique, Hongkong reste une société ouverte, tournée vers l’extérieur et attachée à sa spécificité culturelle, en particulier l’utilisation du cantonais (et non du mandarin) comme principale langue véhiculaire. Au fond, ce qui inquiète Pékin, c’est de voir les Hongkongais défendre avec trop d’ardeur leur autonomie au détriment de l’intégration progressive de la RAS au sein de la nation chinoise. Inversement, nombre de Hongkongais craignent la perte progressive de leur autonomie, l’effritement des libertés, et la « continentalisation » de leur métropole. Le jeu est inégal, tant la Chine est puissante et Hongkong perd de son importance pour le développement économique du continent.
Chef de l’exécutif depuis 2017, Carrie Lam incarne d’une certaine manière ces contradictions. Catholique, élevée chez les Soeurs de la charité puis en Angleterre, elle possède tous les attributs d’un haut fonctionnaire de l’époque britannique et semble en osmose avec la société hongkongaise. Mais ayant grimpé les échelons du gouvernement après 1997, loyale à l’égard de Pékin, dont elle subit et accepte les oukases quotidiens, et s’exprimant de plus en plus comme un cadre dirigeant du PC chinois, elle n’a d’autre choix que de servir en priorité le gouvernement central.
Pour autant, Hongkong peut-elle vrai ment devenir une ville chinoise comme une autre? Il est clair que l’autonomie politique de Hongkong continuera de s’effriter et évident que Pékin a les moyens de s’assurer l’allégeance de la plupart des acteurs économiques de Hongkong, ceux-ci étant très dépendants du marché chinois. Mais l’enveloppe « un pays, deux systèmes » et l’autonomie économique, financière et juridique qui en découle arrangent tant le PC chinois que de nombreux Hongkongais. En outre, le long passé colonial de Hongkong, son attachement à l’Etat de droit, à la libre entreprise et aux libertés politiques, son identité cantonaise et son caractère cosmopolite continueront de faire de Hongkong une société ouverte et un lieu privilégié, certes impuissant à devenir complètement démocratique mais assez fort pour résister à toute remise en cause fondamentale de son statut particulier, un statut qui pourrait bien être prolongé après 2047.