Maxime Fabret et Jean-Yves Colin
Comme Kim Yo Jong l’a promis, « l’effondrement spectaculaire de l’inutile bureau de liaison » le 16 juin 2020 a théâtralement mis fin à une énième période de dialogue sur la péninsule. Après des mois d’escalade de tensions et malgré l’appel à la retenue du président sud-coréen, les autorités du Nord ont mis à exécution la destruction symbolique des relations intercoréennes. Le rapprochement n’aura pas survécu à l’échec des négociations de Hanoi à l’issue desquelles Kim Jung Un espérait la levée des sanctions internationales. La brutalité avec laquelle le bureau de liaison fut démoli exprime la frustration derrière cet échec et le ressentiment envers Moon, médiateur. Cet évènement incite aussi à nous interroger sur sa signification alors que le Covid-19 a pénétré dans le territoire et teste la résilience d’un pays accoutumé aux disettes.
Le durcissement des sanctions depuis 2005 et surtout 2016 constitue un véritable défi économique pour Pyongyang. Il a brisé l’objectif de relance économique fixé par le plan quinquennal de 2016 (경제발전 5개년 전략)[2] et obligé le pays à dépendre presque exclusivement des opérations de contrebande d’État avec la Chine. Or la propagation du virus depuis Sinuiju a poussé la Corée du Nord à fermer le 21 janvier son unique frontière, réduisant de ses échanges estimés de 90% durant plusieurs mois. Dans cette économie dirigée, planifiée, cloisonnée et déjà exsangue, il est difficile d’évaluer l’influence du virus sur l’économie, mais à l’évidence la limitation des importations n’a pu avoir qu’un effet délétère sur les capacités de production nord-coréennes et la cherté des prix.
Dans l’embryonnaire économie de marché qui s’est développée sous l’impulsion de Kim Jung Un, la rupture dans la faible chaine d’approvisionnement a d’abord provoqué temporairement une explosion du prix des marchandises importées. Plus tard, le 14 avril, l’annonce officielle des restrictions d’importation jusqu’à la fin de l’année 2020 a fait bondir la valeur des médicaments, équipements électronique ou matériaux de construction. Les rumeurs – fondées ou non – selon lesquelles des boutiques privées auraient fermé afin de conserver leur stock et faire grimper les prix ne peut que rappeler les effets de panique face à l’anticipation d’une rupture de l’offre. Le prix des denrées de luxe telles que le porc, les condiments ou le sucre, augmente fortement à mesure que la population stocke[3]. Le prix du maïs poursuit également une hausse (voir graphique) à mesure qu’il remplace le riz, en passe de se raréfier.
Or la question alimentaire est chronique dans ce pays accoutumé aux disettes. Après une année 2019 inquiétante, les années à venir risquent de l’être davantage. La raréfaction d’équipements et produits agricoles importés de Chine aurait fait grimper le prix des semences, fertilisants et bâches nécessaires à la serriculture. Une rupture de stock pourrait être dramatique pour les rendements à venir alors que le pays se prépare déjà à la période de semis en rizière ou sous serre et que des vols de bâches dans des fermes collectives d’État mobilisent les autorités[4]. Une chute des réserves de fertilisants serait, elle, moins grave car de bonnes conditions climatiques rééquilibreraient la qualité des rendements. Aussi, le pays semble s’être lancé dans une modernisation de sa production de fertilisant comme le laisse suggérer la réapparition du « leader suprême » à l’occasion de l’inauguration d’une usine d’engrais à Sunchon[5].
Mais le sujet reste sur la table car si le pays s’appuie pour essentiellement sur la production nationale pour limiter les conséquences du Covid-19 sur les échanges, l’effet de ce qui apparait comme affaiblissement de la production alimentaire est déjà ressenti par les populations les plus fragiles. Dans la capitale, certains habitants n’auraient pas perçu de ration depuis plus de trois mois tandis que l’approvisionnement auprès des élites diminue[6]. Le marché noir y aurait fait son retour et déjà le gouvernement semble prendre des mesures pour limiter ce qui ne peut plus être dissimulé : l’accroissement de la paupérisation et du nombre de Kotjebi (꽃제비)[7]. Cela passe par la mobilisation des « forces vives » et loyales de la nation, comme l’appel officiel auprès du syndicat socialiste des femmes de Jeoson (조선사회주의녀성동맹) pour renforcer la production des fermes collectives d’État.
L’ONU tire la sonnette d’alarme depuis le début du mois sur l’accroissement de la malnutrition et le risque d’aggravation des cas de disette[8]. Mesurant le risque sanitaire, le pays aurait choisi de reprendre ses opérations de contrebande avec le Liaoning à partir du 15 juin[9] afin d’importer des vivres et potentiellement des matériaux de construction. La Chine a par ailleurs annoncé le 18 juin l’envoi d’une aide humanitaire de 100 000 tonnes. Le sort de millions de nord-coréens dépend donc une fois de plus de l’aide humanitaire extérieure et des conditions climatiques. Ce sentiment de déjà-vu contraste fortement avec la promesse de développement économique que la nucléarisation devait apporter à la nation[10].
En outre, Kim Jung Un pourrait chercher à faire taire les éventuelles critiques face à l’échec de la politique de dialogue avec les États-Unis et la Corée du Sud qui devait conduire à un avenir prometteur, sinon radieux. Le nouveau programme de lutte contre la corruption adopté par le politburo en février[11] sert sans doute ici de prétexte pour resserrer les rangs au sein du pouvoir[12]. Il lui permet par ailleurs d’enquêter sur les rendements agricoles et de prononcer publiquement des sanctions, s’inscrivant dans un ensemble de mesures destinées à la population comme l’augmentation de la fréquence des tours de garde à la frontière Nord et des discours anti défection[13] qui font écho aux précédentes périodes d’affirmation de l’autorité.
Les sanctions toujours présentes maintiennent donc la pression sur les capacités de production et la cherté des denrées tandis qu’une crise sanitaire renforce le scénario d’une famine. Maintenir des relations apaisées avec le voisin du sud suite à l’échec des négociations de Hanoi aurait été une stratégie politique inadéquate alors que le pouvoir ne peut qu’observer une dégradation des conditions de vie sur le territoire. Dans de telles circonstances il est cohérent que Pyongyang ait choisi de durcir le ton contre Seoul avant de rompre violement la liaison et d’adopter une posture destinée à mobiliser les faucons du régime et la population face aux défis qui les attendent. Le pays renoue avec un schéma cyclique. Il replonge dans une phase de confrontation contre l’« impérialisme américain » et ses alliés où le salut passerait par les relations avec une Chine reprenant des échanges décomplexés malgré les sanctions internationales.
[1] “Pénible Marche” – (고난의 행군) Nom officiel donné à la famine de 1994 à 1998 qui a emporté entre 240 000 et 3,5 millions de nord-coréens
[2] https://www.nknews.org/2020/04/why-north-korea-may-have-quietly-scrapped-its-last-five-year-economic-plan/
[3] https://www.dailynk.com/english/pyongyangites-continue-hoard-prices-keep-rising/
[4] https://www.dailynk.com/english/vinyl-film-theft-kaesong-farm-leads-investigation/
[5] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/05/02/reapparition-publique-de-kim-jong-un-en-coree-du-nord_6038431_3210.html
[6] https://www.dailynk.com/english/north-koreans-pyongyang-face-three-months-without-rations/
[7] Le terme désigne originellement le vagabondage infantile observé durant les grandes famines de la fin du millénaire. Son acception large comprend aujourd’hui les adultes.
[8] https://news.un.org/fr/story/2020/06/1070542
[9] https://www.dailynk.com/english/north-korea-permit-smuggling-over-some-parts-sino-north-korea-border/
[10] https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/09/18/sommet-de-pyongyang-le-pari-economique-de-kim-jong-un_5356616_3216.html
[11] https://www.nknews.org/2020/02/kim-jong-un-sacks-top-officials-for-corruption-in-meeting-on-coronavirus/
[12] https://www.dailynk.com/english/north-korea-recently-conducted-investigation-military-drivers/
[13] https://www.dailynk.com/english/north-korea-tries-rouse-anti-defector-sentiments-during-lectures/