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Asie centrale : une crise peut en cacher une autre

Central Asia

Chloé C. Milhé

L’Asie centrale n’a pas été épargnée par la crise sanitaire actuelle. La plupart des pays de la région font pourtant état de chiffres officiels peu élevés en comparaison de leurs voisins. Proches de la réalité (ou pas… ?), ils sont pourtant sujets à de nombreuses interrogations lorsque l’on sait qu’aucun cas n’a été officiellement déclaré depuis le début de la crise par le Turkménistan par exemple. La crise du Covid-19 n’est d’ailleurs pas la seule situation qui suscite des préoccupations dans la région. Elle n’a été au contraire que révélatrice de difficultés déjà préexistantes.
 
« Le peuple regarde les gouvernants avec attention voire avec méfiance lorsqu’il s’agit de leur capacité à les protéger », affirmait Catherine Poujol lors d’une visio-conférence du 8 juin dernier sur le thème de l’approfondissement de la coopération régionale en Asie centrale.

Sur cette question elle en conclut que malgré la réaction limitée d’un grand nombre de pays de la région, leurs ressortissants ne semblaient pas entretenir de rancœur à leur encontre.

Néanmoins, rappelons les quelques récents chiffres établis par le CSSE[1]:

-188 morts et 22 308 cas au Kazakhstan pour 18 millions d’habitants
-26 morts et 8 627 cas en Ouzbékistan pour 34 millions d’habitants
-52 morts et 5 954 cas au Tadjikistan pour 9,5 millions d’habitants
-62 morts et 5 735 cas au Kirghizistan pour 6,5 millions d’habitants
-0 morts et aucun cas (!) au Turkménistan pour 6 millions d’habitants.

Quoique resitués dans une région réputée peu atteinte, ces chiffres continuent leur progression, en particulier en raison d’un retard dans l’identification des premiers cas par les gouvernements. Notamment au Tadjikistan qui jusqu’à ce qu’une mission de l’OMS vienne fin avril dans la région, n’avait pas reconnu ses premiers cas. Au lendemain selon Catherine Putz[2], le nombre de cas était alors passé à 4 000 infectés. On pourrait donc en déduire que dans certains pays de la région les chiffres réels restent encore imprécis et non validés.

Concernant la situation au Turkménistan, les chiffres sont selon Catherine Putz une « désillusion ». Ils sont cependant difficiles à établir du fait du petit nombre de sources officielles fiables ou journalistiques indépendantes. La situation est d’ailleurs qualifiée de « tendue » car selon elle « il y (aurait) eu des mentions d’arrestation pour cause d’évocation de la pandémie en public ou pour port de masques ; au même moment les autorités (fermaient) les frontières. »

Si la crise économique à venir inquiète, elle est déjà préoccupante en Asie centrale

Les ambassadeurs en France de chaque pays l’ont dit : les économies de leur pays respectif ont été touchées par la situation sanitaire actuelle. Représentant 4,4% du PIB du Kazakhstan et jusqu’à 20% du PIB au Turkménistan, l’agriculture est le secteur commun à tous les pays de la région qui a le plus souffert. Elle subit d’ailleurs une double menace actuellement avec en plus de cela, l’invasion de criquets que subissent les exploitations agricoles. Jean Galiev, ambassadeur du Kazakhstan attestait d’ailleurs le 8 juin dernier d’une baisse de 0,2% du PIB de son pays. Quant à Jamoliddin Ubaidullo, l’ambassadeur du Tadjikistan, parlait quant à lui d’une perte de plus de 1,6 millions de dollars pour son pays.

Les représentants sont restés toutefois optimistes quant à la reprise économique de leur pays, ce qui ne fut pas le cas d’Etienne Combier Co-fondateur et responsable éditorial pour Novastan[3] :  selon lui, la croissance de la région prévue au départ à 3,5% cette année, va finalement se retrouver négative et cela pour de nombreuses raisons différentes de l’agriculture. Notamment avec l’arrêt des transferts venant de proches à l’étranger, en direction du pays d’origine et qui pouvaient représenter jusqu’à 30% du PIB au Kirghizistan.

Le tourisme, autre secteur fondamental pour l’économie de la région a été durement touchée. La région qui dépend beaucoup des activités touristiques, secteur sur lequel le Kirghizistan et l’Ouzbékistan avaient d’ailleurs prévu un plan économique, devront repenser leurs projets s’ils ne veulent pas subir de plein fouet la future crise économique. Etienne Combier reprend le propos en parlant du fait que cette crise pourrait s’intensifier dans les années futures notamment selon Catherine Poujol, à cause du remboursement « d’aides sanitaires internationales » qui seraient plutôt à qualifier de prêts à long terme. Elle rappelle d’ailleurs que le Kirghizstan est endetté à 50% auprès de la Chine.

Une crise qui a mis en lumière le dilemme de la région :  un manque de coopération et des ingérences soulignant une délégation de leadership à des pays étrangers

La région d’Asie centrale, émancipée il y a vingt ans du régime soviétique, n’a pas encore réussi à former une coopération régionale solide. Elle continue de recourir à des alliances avec d’autres grandes puissances régionales. La Russie, la Chine et l’Union Européenne – notamment avec l’implication très importante de la France – sont aujourd’hui des acteurs plus ou moins distants mais décisifs dans l’économie régionale. Selon Emmanuel Dupuy c’est même une difficulté pour les pays d’Asie centrale de se définir sans une puissance extérieure. Le résultat : un manque de leadership flagrant même venant de l’Ouzbékistan ou du Kazakhstan qui ont des relations très développées avec l’ensemble des pays de la région. Les futures élections dans ces deux pays seront peut-être néanmoins porteuses d’une plus grande dynamique dans les initiatives à entreprendre.

En attendant, la région subit une rivalité russo-chinoise au niveau économique. Plus discrète mais assurément significative est l’implantation de nombreuses enseignes françaises comme Total, Carrefour qui prévoit d’ouvrir ses premiers magasins en Ouzbékistan ou encore Suez qui a signé des contrats pour développer des canalisations urbaines.

La Russie de son côté, possède un accès privilégié à la région à travers ses influences historiques. Elle en profite donc pour signer de nombreux accords économiques – notamment le projet de construction de la première centrale nucléaire en Asie centrale d’ici 2028 en Ouzbékistan.

D’un autre côté, en parlant de « sinisation » de la région qui est parfois contestée par les populations lors de manifestation, Etienne Combier met en évidence un paradoxe. On dépeint une bonne coopération officielle pour la région grâce au projet chinois des nouvelles routes de la soie qui ne font d’ailleurs que traverser le Kazakhstan et l’Ouzbékistan et une non-interférence dans les politiques intérieures de chaque parti. Toutefois, simultanément les gouvernements kazakh et kirghize protestent face à la répression de leur diaspora en Chine.

La crise sanitaire aura pourtant permis d’accélérer le passage de chacun de ces États du statut de simple voisin, spectateur des alliances de la région, à l’émergence d’un rôle d’état proactif dans la création d’une coopération et d’une intégration régionale. D’ailleurs repris de nombreuses fois lors de la visioconférence des ambassadeurs, chacun souhaite et encourage les autres États à participer activement à de nouvelles alliances notamment en incluant l’Afghanistan qui est un autre acteur de la région et avec lequel ils partagent tous une même préoccupation : le terrorisme.

La préoccupation des autorités pour le Covid-19 laisse au terrorisme le temps de reprendre du terrain

Si les États de l’Asie centrale cherchent tant aujourd’hui à avoir une bonne collaboration avec l’Afghanistan, c’est pour permettre de combattre plus facilement le terrorisme qui trouve une porte d’entrée notamment en rejoignant le Tadjikistan qui partage la plus grande frontière avec l’Afghanistan. Des alliances et projets sont déjà en cours selon les ambassadeurs notamment au sujet de l’éducation mais également des discussions à propos d’échanges économiques plus ambitieux pour permettre de créer un lien comme l’a déclaré l’ambassadeur du Kirghizistan lors de la visio-conférence du 8 juin. L’Union Européenne est d’ailleurs impliquée dans ce combat malgré le fait qu’une coopération plus approfondie et active est souhaitée par les autorités de la région.

L’ambassadeur de l’Ouzbékistan rappelle cependant que face au problème du terrorisme les pays d’Asie centrale ont créé une plateforme de communication effective et qu’une autre approche devrait être envisagée vis-à-vis d’autres pays touchés par le terrorisme, notamment la Syrie et l’Irak. En effet, la région dépeinte dans les esprits occidentaux comme dangereuse et envahie massivement par des terroristes selon Etienne Combier, est en vérité loin d’être une contrée où l’on joue sa vie à chaque instant. Il n’en reste pas moins selon Emmanuel Dupuy, que le danger est présent de manière importante pendant la crise du Covid-19 et que la présence territoriale notamment du groupe Daech « aurait augmenté de 70% ». Celui-ci essaierait de repositionner ses troupes comme aux abords des frontières du Kirghizistan ou des attaques ont eu lieu les mois précédents. Néanmoins, Il faut se méfier toujours selon Etienne Combier des déclarations officielles d’attaques terroristes, entre autres du Tadjikistan, où les zones d’ombres dans celles-ci pourraient être révélatrices d’une couverture pour les agissements du gouvernement. Il rajoute que cela reste toutefois pour le moment trop délicat pour parvenir à une réelle prise d’opinion et pour lequel peu d’informations nous parviennent dû à la restriction des informations journalistiques indépendantes qui se trouvent dans le pays.

Les soupçons sur la véracité des intentions et des informations ne se portent d’ailleurs pas seulement sur les gouvernements mais également sur une augmentation importante d’organisations caritatives islamiques lors de la crise du Covid-19. Les aides des gouvernements étant peu nombreuses dans certaines régions moins accessibles, le poids politique de ces organisations serait devenu assez important pour que des interrogations apparaissent à propos de leurs réelles intentions.

 

[1] Chiffres du 01/07/2020 du Center for Systems Science and Engineering de la John Hopkins University
[2] « What’s the impact of Turkmenistan’s Covid delusion ? », The diplomat, Catherine Putz
[3] Visio-conférence « Asie centrale Bilan & perspective » 16/06/2020

asiacentre.eu