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L’Indo-Pacifique à l’heure du Covid-19 : une affirmation des blocs

Korea (2)

Maxime Fabret et Maëlle Lefèvre, chargés de recherche à Asia Centre.

La contribution ci-dessous, sous la plume de talents montants de nos équipes, prend acte et “choisit” délibérément d’entériner l’émergence concrète du concept d’Indo-Pacifique. Mainte fois évoqué, souvent contesté, il est parfois même traversé de contradictions créées par les acteurs de cette région. Ce “chiffon rouge” brandi sous les yeux de Pékin a sans doute d’autant plus lieu d’être que la situation actuelle est chargée, à la suite des bouleversements liés à la pandémie, de signaux, forts ou faibles (voir le commentaire annexé du sommet de l’ASEAN) d’une montée des tensions dont la Chine ne peut qu’être reconnue comme l’initiatrice principale. La question que posent ces cristallisations, sinon ces crispations, est celle de l’évaluation de cette montée. Préfiguration d’affrontements localisés par “procuration” dans le cadre d’une nouvelle “guerre froide” ? Ou au contraire appropriation par les acteurs régionaux et la Chine en premier lieu, d’un nouvel ordre asiatique qui tournerait définitivement la page d’une “émergence heureuse” ? Cette situation est largement sous-estimée en Occident, (et peut-être même chez ceux qui se disaient les leaders de l’Occident encore récemment, les États-Unis ?). Elle est également révélatrice d’une nécessité de “faire diversion” en particulier en Chine, pour une population certainement frustrée par les conséquences économiques possibles de la pandémie. Mais elle constitue surtout une “accélération de l’histoire”. Le principal signe de cette accélération, outre les indications très précises et chiffrées des “progrès” de l’armement régional dans l’article qui suit, pourrait bien être l’étrange confrontation himalayenne, qu’il faudra surveiller de près. Rappelons que cette dernière se situe dans un contexte où les “Routes de la soie” voient leur succès espéré largement menacé par les problèmes économiques, même si la Chine a joué un rôle dans l’assistance aux pays d’Asie centrale dans la crise (voir autre contribution sur notre site de Chloé Milhé). Le “corridor Chine-Pakistan”, réelle provocation vis-à-vis de l’Inde qui s’est exclue du projet des routes de la soie-BRI, reste l’un des seuls espoirs de Pékin de voir une concrétisation rapide des changements géopolitiques dont elle entend bénéficier.

En 2018, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi critiquait le concept d’« Indo-Pacifique » régulièrement utilisé par les États-Unis et l’Australie[1], déclarant qu’il s’agissait là d’une notion qui « se dissipera comme l’écume de l’océan ». Le terme illustre l’idée selon laquelle l’océan Indien, la mer de Chine et le Pacifique forment un seul espace stratégique, liés par les infrastructures, le commerce et la diplomatie. Il est récurrent dans les discussions politico-stratégiques entre les démocraties de la région mais perçu par la Chine comme une menace, un plan d’exclusion. Pourtant, il est évident qu’à travers les investissements économiques, diplomatiques et militaires de la Chine dans la région, les deux océans Pacifique et Indien, constituant l’une des routes maritimes essentielles du projet BRI[2], ne font qu’un. Les enjeux pour la Chine y sont multiples. Cet espace maritime est essentiel au commerce et à l’approvisionnement énergétique. Les conflits territoriaux y sont nombreux, que ce soit pour étendre la ZEE ou la mise en place de postes avancés. Car, pour la Chine, il s’agit également de maîtriser des espaces pour occuper des positions stratégiques afin de remporter une victoire militaire en cas d’affrontement. Enfin, à travers le contrôle de cet immense bassin, il est également question de fierté nationale, Pékin souhaitant réaliser le « nouveau rêve chinois »[3].

Alors que la pandémie du Covid-19 semble avoir désorganisé les États, la Chine se démarque. Foyer du virus, elle se montre pourtant particulièrement active en mer de Chine et à proximité de l’océan Indien, bousculant ses voisins. Le 5 juin 2020, le lieutenant-général Kevin Schneider, commandant des forces américaines au Japon, a déclaré que la Chine utilise le coronavirus comme couverture afin de pousser ses revendications territoriales dans la mer de Chine méridionale et intimider les autres nations avec ses activités navales. De telles déclarations nous poussent à nous interroger sur l’influence de la crise sanitaire mondiale sur l’accélération des tensions dans l’espace de l’Indo-Pacifique. Il semble que la pandémie permette à la Chine d’y avancer plus rapidement ses pions, quitte à provoquer une polarisation des acteurs.

Le Covid-19, « catalyseur » de la stratégie chinoise

En pleine tempête, la PLAN[4] garde le cap

Rappelons-le, la présence américaine est pour Pékin le principal obstacle à ses projets expansionnistes. Ces dernières années, la Chine a donc accéléré le développement de ses forces de projection et construit « tous les quatre ans l’équivalent d’une Marine britannique ou française »[5]. La marine de Pékin, hauturière et autonome, a augmenté ses capacités afin de répondre à deux objectifs : rivaliser avec l’hégémonie des États-Unis[6], et assurer une « défense active »[7], c’est-à-dire pouvoir « engager la flotte américaine dans le Pacifique, jusqu’à la seconde chaîne d’îles[8] »[9]. Un rapport du service de recherche du Congrès américain décrétait en mai 2020 que d’ici la fin de l’année, la Chine possèderait au moins 335 navires de guerre, soit davantage que les 285 navires américains[10]. En moins de dix ans, la Chine a en effet ravi la place de premier constructeur naval de la planète à la Corée du Sud. Elle s’en est servi pour offrir à la PLAN deux porte-avions (volume qu’elle prévoit de doubler dans un avenir proche), une flotte de 43 corvettes, et pour doubler son volume de destroyers. La marine s’appuie sur un arsenal de missiles à la capacité de lancement multimodale et le pays développe son arsenal de pointe : sous-marins équipés du missile supersonique YJ-18, radars faisant concurrence à l’Aegis américain ou encore système de navigation propre. Elle progresse dans le domaine du renseignement, des communications, du contrôle et du commandement. La Chine a ainsi mis en orbite le 23 juin le dernier satellite pour compléter son système de GPS Beidou (voir la contribution à paraître sur notre site de Lucie Sénéchal Perrouault, du CNRS), s’assurant une autonomie cruciale vis-à-vis du GPS américain, que ce soit d’un point de vue civil ou militaire. Aussi, la participation à des exercices navals conjoints dans le golfe d’Oman ou l’Océan Indien avec la Russie et l’Iran a permis aux soldats chinois de s’entraîner et de développer leur coordination. Enfin, la PLAN peut s’appuyer sur l’actuelle China Coast Guard, fruit d’une restructuration en 2013[11], devenue la première flotte paramilitaire. Armée de canons et de mitrailleuses, elle effectue les tâches classiques des garde-côtes mais permet également d’affirmer les revendications de Pékin en mer de Chine. On peut le voir, le développement de sa capacité de projection est manifestement une priorité absolue pour Pékin. Et la route pour jouer dans la cour américaine est encore longue[12]. Il est donc hors de question pour Pékin de rompre ces efforts malgré la pandémie.

Car même si durant la session annuelle de l’ANP[13] du 22 au 28 mai 2020 Pékin a renoncé à afficher son objectif de croissance, elle a annoncé une augmentation de son budget militaire de 6,6%[14]. Si l’augmentation de ce budget militaire est la plus faible augmentation annoncée depuis presque trois décennies, elle reste importante dans un contexte de récession – une baisse des dépenses publiques est à prévoir pour Pékin et ce, au moins jusqu’à 2024[15] – en prouvant que Xi Jinping est déterminé à limiter les effets du coronavirus sur le budget de l’APL[16] et à fortiori sur celui de la PLAN. Elle est aussi impressionnante si l’on considère que les États voisins devront se résoudre à un amincissement des capacités budgétaires liées à l’armée. Un tel choix est stratégique car un rapport de force est par nature relatif. La pandémie en elle-même détermine aussi les capacités de déploiement militaire. Rappelons qu’en raison de préoccupations sanitaires, Manille fut ainsi contraint d’annuler les exercices Balikatan de mai 2020 avec les Américains et les Australiens. Plus tôt, la capacité d’anticipation de l’US Navy était déjà pointée du doigt lors de la mise à l’arrêt à Guam du Theodore Roosevelt qui mouillait au Pacifique suite à la détection de cas de Covid-19 à bord. La Chine dévoile ainsi sa capacité à profiter de la faiblesse de ses voisins au moment où les yeux du monde sont rivés sur l’aplatissement de la courbe des contaminations. Poursuivre le développement de l’effort militaire en temps de crise procurera à la Chine un avantage décisif pour les années à venir.

Le Covid-19 a porté un coup dur à la perception de la puissance américaine par les acteurs régionaux. L’affaiblissement ressenti de la première puissance mondiale pousse Beijing à prendre l’initiative idéologique. Dans le livre blanc de la défense chinoise de 2019[17], la Chine se faisait déjà le chantre du multilatéralisme (多边主义), donnant différents exemples de coopération avec des acteurs étrangers, tels l’ASEAN, les pays Africains, la Russie et ses voisins dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai, et dénonçant parallèlement l’unilatéralisme (单边主义政策) américain. Elle le fait en continuant d’insister sur l’aspect défensif afin d’adoucir sa montée en puissance aux yeux des États riverains. Énoncé dans le livre blanc de 2015, le précepte est rappelé dans celui de 2019 au chapitre « ne jamais rechercher l’hégémonie, ne jamais s’étendre, ne jamais chercher une sphère d’influence » (永不称霸、永不扩张、永不谋求势力范围). La crise du Covid-19 lui permet alors de renforcer cette rhétorique face à une puissance qui déciderait de se concentrer davantage sur ses intérêts nationaux[18], en proie à un conflit racial majeur. Pékin trouve là l’occasion de dénoncer « l’égoïsme des USA », son « racisme » ou encore de mentionner des « propos mensongers » lors d’une passe d’armes au sujet du virus et accuse son rival de vouloir déclencher une nouvelle « guerre froide »[19]. La rivalité transpacifique franchit donc un nouveau cap pour la Chine qui continue d’affirmer ses moyens et son discours malgré la pandémie. C’est le moment d’avancer un pion sur une case vide.

 

Carte illustrant le concept de première et deuxième chaînes d’île (第一岛链跟第二岛链).
(Source : Consortium of Defence Analysts, sohu 搜狐)

 

La Chine avance sur deux dossiers : la première chaîne d’îles et le Collier de Perles

Taïwan fait l’objet d’un regain d’attention de la part de Pékin. Naturellement c’est au titre de l’”affirmation de soi” clairement visible dans l’attitude chinoise actuellement, mais aussi du fait de la position de l’île dans le dispositif géostratégique visé par la Chine, au-delà des aspirations de fierté souveraine. Le ministre chinois de la défense, Wei Fenghe, affirmait déjà clairement dans son discours au Shangri-La Dialogue du 2 juin 2019 que « si quelqu’un veut séparer Taïwan de la Chine, l’armée chinoise la battra résolument à tout prix et défendra la réunification nationale » (如果有人要把台湾从中国分裂出去,中国军队将不惜一切代价,坚决予以挫败,捍卫国家统一). Or l’excellente gestion de la crise sanitaire par Taipei a creusé le clivage idéologique entre les deux voisins, déjà annoncé par la victoire écrasante de Tsai Ing-Wen aux élections présidentielles de janvier 2020[20]. En retour, Pékin n’a pas hésité à multiplier les mesures d’intimidation au beau milieu de la pandémie : en survolant l’île en février avec des aéronefs militaires en réaction à la visite du vice-président William Lai aux États-Unis ; en conduisant en mars des exercices militaires de nuit à proximité de l’ADIZ[21] taïwanaise ; en envoyant mouiller en avril le porte-avion Liaoning et cinq autres navires de guerre dans le détroit de Miyako en espace maritime réclamé par la République de Chine à Taïwan ; en multipliant les incursions dans l’espace aérien taïwanais durant les mois de juin et de juillet. Lors de la cérémonie d’ouverture de l’Assemblée Nationale Populaire, le 22 mai 2020, le Premier Ministre Li Keqiang n’a d’ailleurs pas mentionné l’option de la réunification pacifique, marquant une rupture avec la rhétorique utilisée jusque-là par les différents leaders chinois. Et bien que des communiqués officiels aient immédiatement suivi pour rectifier cet oubli, celui-ci fait écho aux récents dénouements de la crise de Hong Kong avec l’application de la loi de sécurité nationale suivie de l’établissement d’un organe de sécurité national[22]. La réussite de modèles antagonistes telles que les démocraties coréenne et taïwanaise[23] dans la gestion de la crise sanitaire remet aussi en question une partie de la propagande chinoise associant régime autoritaire et efficacité. Pour Xi Jinping, l’heure est venue de mettre de facto un terme à l’idée d’« un pays deux systèmes » (一国两制) et d’accélérer la reconquête des territoire perdus.

Second volet dont l’appellation est bien connue mais la réalité, parfois difficile à cerner, de la stratégie chinoise, le « Collier de Perles » accompagnant la BRI irrite l’Inde de longue date en raison des nombreux ports ou bases militaires sous contrôle chinois qui l’encerclent. Or des questions territoriales entre New Delhi et Pékin ont été ravivées durant la pandémie. Ainsi, fin mai 2020, l’APL a conduit des exercices complexes d’infiltration « derrière les lignes ennemies »[24] dans le Ladakh sur la LAC (Line of Actual Control/Ligne de Contrôle Effectif) qui sépare les deux nations dans l’Himalaya. Cet incident a permis à la Chine de tester la réactivité indienne prise dans la tempête de la crise sanitaire, et de faire un « show of force ». Mais, la décision chinoise pourrait être également une réplique à l’Inde pour avoir entamé la construction de routes et de pistes d’atterrissage dans la région, menaçant le projet d’une route commerciale entre le Xinjiang et le port de Gwadar au Pakistan ; ou encore de défendre ses positions dans l’Aksai Chin, trait d’union entre les deux régions autonomes et instables du Xinjiang et du Tibet. Il est aussi possible que Pékin ait profité de la désorganisation de son voisin indien pour lui rappeler le respect des accords de Wuhan, mis à mal par le durcissement de la position indienne ces deux dernières années, notamment à travers son alliance avec les États-Unis, le Japon et l’Australie. Le nouvel affrontement du 15 juin[25], cette fois-ci donnant lieu à des pertes humaines (une première depuis plus de 45 ans[26]), reflète ainsi la montée des tensions dans cette zone et le risque d’un débordement entre les deux géants. Si les explications de l’accrochage restent troubles, certains haut-gradés indiens comme le major général Dwivedi, évoquent une action planifiée et préméditée qui serait caractéristique de la méthode du fait accompli également utilisée lors de la prise d’atolls et d’îles en mer de Chine.

Carte illustrant le « Collier de Perles » en 2014. Chaque point rouge représente un port ou une infrastructure chinoise.
En pointillés verts, « ligne aux neuf traits »,  territoire revendiqué par Pékin en mer de Chine du Sud

 A la fois tête de pont du collier de perle et volet méridional de la stratégie défensive de la première ligne d’îles, la mer de Chine méridionale concentre toujours plus les tensions dans le contexte épidémique. L’intérêt stratégique de cette mer est crucial. Avec la technique de poldérisation, de nombreux récifs sont devenus autant de bases avancées offrant une maîtrise de la zone et la revendication de « La ligne aux neuf traits » (南海九段线)[27] est en passe de devenir une réalité physique. Profitant de la désorganisation des différents acteurs régionaux empêtrés dans la crise sanitaire[28], la Chine est passée à la vitesse supérieure. Outre la myriade d’incidents maritimes et d’incursions territoriales qui ponctuent l’actualité, elle poursuit son installation. Le 22 mars, elle établissait deux centres de recherche sur les récifs de Subi et Ferry, réclamés par les Philippines et le Vietnam[29]. Le 18 avril, une étape fut franchie par la création officielle de deux districts dorénavant dépendants de la ville insulaire de Sansha : le district de Xisha (les îles Paracels) et le district de Nansha, (les îles Spratley). Le lendemain, Pékin rebaptisait 80 îlots des îles Spratley et Paracels[30]. Le 4 mai, le Ministre de la Défense taïwanais Yan Defa déclarait que la Chine planifie d’installer une ADIZ dans le sud de la mer de Chine qui couvrirait les îles Pratas, Paracels et Spratley[31]. Le ministère chinois des Ressources naturelles annonçait ensuite le 23 juin la modification des « noms standards de certaines entités géographiques des fonds marins de la Chine orientale » (东海部分海底地理实体的标准名称) en établissant une liste[32] de 50 canyons et monticules sous-marins à l’Est de la Mer de Chine, et notamment au sein de l’archipel contesté des îles Diaoyu/Senkaku (cinq éléments de la nouvelle liste contiennent les caractères 钓鱼Diaoyu). Cette notice a tout l’air d’être une réponse de Pékin suite à la décision prise la veille par la ville d’Ishigaki de renommer l’aire Tonoshiro contenant les îles Senkaku, « Tonoshiro Senkaku »[33], un choix conduisant Zhao Lijian à déclarer que la Chine se « réservait le droit de répondre »[34]. La Chine poursuit donc son agenda stratégique et se permet de « jouer des coudes » dans le contexte pandémique. Elle risque néanmoins de se heurter à de multiples rapprochements stratégiques entre acteurs régionaux

Face à la Chine : stupeur et réaction

La révélation du Covid-19

Exemple typique des “cygnes noirs” redoutés depuis longtemps en cette nouvelle année 2020, le coronavirus a bousculé les relations inter-étatiques et n’a pas épargné l’économie des pays asiatiques.  Assurément, certains acteurs, souvent forts de l’expériences du SRAS de 2003 et du MERS de 2015[35], ont pu endiguer la propagation du virus, et ces succès, plus ou moins revendiqués ou identifiés en Occident, feront date dans la redistribution des cartes. Mais la région Indo-Pacifique n’échappe pas à la récession. Le Japon y replonge, accompagné de la Corée du Sud. Selon un rapport publié en avril par la Banque mondiale, le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh seront particulièrement touchés[36]. Plusieurs pays ont dès lors prévu des coupes budgétaires dans la défense. La Corée du Sud a en effet annoncé en avril une réduction de 667 millions d’euros suivi de la Thaïlande (493 millions d’euros) et de l’Indonésie (522.4 millions d’euros). La Malaisie et le Vietnam subissent des pressions identiques, ainsi que les Philippines[37]. Cette contraction budgétaire due à la pandémie contraste d’autant plus avec l’augmentation du budget de la défense chinois précité. Elle pèse sur la sécurité des différents acteurs en Indo-Pacifique et risque de creuser l’écart technologique déjà existant entre la Chine et ses rivaux asiatiques. Ainsi, l’Inde, l’une des puissances régionales tentant de s’opposer aux ambitions chinoises, affiche un retard qu’elle ne parvenait pas à rattraper avant la crise sanitaire. En 2018 déjà l’Indian Navy était déjà confrontée à de « grosses difficultés industrielles et techniques, mais surtout à une lenteur administrative pénalisante »[38]. Cette dernière possède en effet un seul porte-avion opérationnel depuis 2014, l’INS Vikramaditya. Et l’INS Vikrant ne devait entrer en service (avant la pandémie) qu’en 2023, avec huit ans de retard. Un délai qui s’explique entre autres par « une logique administrative parfois contraire au bon sens »[39]. Par ailleurs, le « Make in India » prévalant, le matériel local arrive en retard et devient rapidement obsolète. En termes de volume, le déséquilibre est flagrant. L’Inde possède actuellement 11 destroyers et 13 frégates[40], des chiffres largement inférieurs aux capacités de Pékin qui possédait déjà 31 destroyers et 48 frégates en 2019[41]. La cascade d’incidents dans l’arc himalayen a également été l’occasion pour la Chine de démontrer sa supériorité technologique et industrielle en termes d’équipements et de capacité logistique et organisationnelle en révélant l’étendue de l’arsenal déployé lors d’un exercice militaire complexe et complet en haute altitude. Cet incident souligne aussi des lacunes dans le renseignement militaire indien pris par surprise et un manque d’anticipation de l’État-Major suite au report de l’exercice annuel le long de la LAC entre New Delhi et Katmandou. C’est d’ailleurs consciente de son retard, d’autant plus criant au cœur des tensions sino-indiennes actuelles, que l’Inde a réclamé le 23 juin une accélération de la vente du système de défense antimissile S-400 et d’avions de combats russes.

C’est également dans le cadre de cette pandémie que les différents acteurs de la région ont davantage pris conscience de l’ambiguïté de leur relation avec la Chine. Rappelons que la Chine est le premier partenaire commercial de la plupart des pays du bassin[42]. Dans le cadre de la BRI, Pékin a multiplié ces dernières années les investissements ou les aides dans les pays riverains. Cependant, certains États ont réalisé l’enjeu sécuritaire de cette dépendance lors des ruptures de chaînes d’approvisionnements durant la crise. En raison de la guerre commerciale sino-américaine, la Corée du Sud, le Japon ou encore Taiwan proposaient déjà des allégements fiscaux, des mesures préférentielles ou des plans d’accompagnement aux entreprises délocalisées sur le continent afin qu’elles ré-investissent dans les secteurs d’avenir sur le territoire national. La crise provoquée par le Covid-19 a accéléré les politiques d’incitation à la relocalisation si ce n’est une « distanciation économique » envers la Chine. En Corée du Sud, de nouvelles mesures de soutien aux entreprises souhaitant quitter la Chine pour rentrer au pays devraient être annoncées en juillet, complétant l’annonce le 9 mai de Moon Jae-in souhaitant faire de la Corée « l’usine mondiale des hautes technologies »[43]. En ce sens, les banques coréennes « vont allouer 4,5 milliards de wons [3.3 millions d’euros] de prêts pour soutenir le rapatriement des PME »[44] et des assouplissements proposés dans le cadre de l’installation d’usines. Le Japon, lui, a débloqué 243,5 milliards de yens [2 milliards d’euros] fin avril afin de rapatrier les entreprises nippones. L’archipel renoue avec une politique déjà appliquée en 2012 suite aux tensions autour des îles Senkaku/Diaoyu mais aussi en 2018 lors d’une intensification du conflit commercial entre Pékin et Washington. De son côté l’Inde est entrée dans une phase de « distanciation économique » afin de se donner un « rôle considérable dans les chaînes d’approvisionnement global »[45]. Il faut comprendre ici la volonté de s’emparer du rôle que jouait jusqu’ici le voisin chinois. Le pays a ainsi introduit dès le 18 avril un amendement à sa politique d’IDE interdisant à tout pays voisin, dont la Chine, d’investir sur le territoire sans l’approbation du gouvernement. Les différents États indiens essaient en outre de simplifier la création de zones industrielles et allègent le droit du travail, les journées passant de huit à douze heures. Mais depuis les escarmouches himalayennes, New-Delhi a durci le ton en appelant au boycott des produits chinois, en appliquant des mesures de filtrage strictes au marchandises importées depuis la Chine, et en interdisant le 29 juin l’utilisation de 59 applications chinoises, dont Weibo, WeChat, et TikTok, Il est cependant illusoire d’imaginer un affranchissement brutal de l’influence chinoise dans les échanges alors que la reprise économique des acteurs régionaux dépend pour l’instant de celle-ci.

Le retour de l’endiguement

Avant la pandémie, de nombreuses alliances stratégiques et militaires entres acteurs de la région visaient déjà à contrer l’influence de Pékin. Ainsi, le QUAD (Quadrilateral Security Dialogue) réunit de nouveau[46] le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde depuis 2017. Les États-Unis, la Corée et le Japon mènent régulièrement des exercices conjoints malgré les contentieux territoriaux entre la Japon et la Corée autour des îles Dokdo. Les relations entre Washington et Taipei sont quant à elles gouvernées par le Taïwan Relations Act de 1979[47]. En septembre 2019, le premier exercice AUMX[48] entre les 10 pays de l’ASEAN et les États-Unis se déroulait en mer de Chine. La France et le Royaume-Unis sont les seuls pays européens à mener également des opérations dans la région, souvent en compagnie de l’Australie, des États-Unis, mais aussi du Japon. Paris a d’ailleurs renforcé ses liens ces dernières années avec l’Inde et Singapour, incontournable pour la sécurité du détroit de Malacca et mène des opérations conjointes avec l’Australie et les États-Unis.

L’attitude chinoise durant la pandémie fut une piqûre de rappel pour beaucoup. Le 20 mars 2020, les quatre pays du QUAD se réunissaient virtuellement pour en discuter, rejoints par la Corée du Sud, le Vietnam et la Nouvelle-Zélande[49]. L’appel, décrit comme la « vidéoconférence QUAD + » par Times of India[50], est un précédent important dans le développement des alliances au sein de cette plateforme et le rapprochement entre l’Océanie et le sous-continent indien. Le Ministre des Affaires étrangères néo-zélandais Winston Peters n’hésite plus à froisser Pékin en parlant « d’intérêts stratégiques dans la région Indo-Pacifique » depuis sa rencontre avec le ministre des Affaires Étrangères Subrahmanyam Jaishankar un mois plus tôt. Et c’est le voisin australien qui a réclamé une enquête indépendante sur le virus, soutenu par 62 pays dont New-Delhi, Jakarta et Tokyo[51]. Par ailleurs, cet été se déroulera au Japon le prochain exercice du QUAD, Malabar 2020, auquel l’Australie se joindra pour la première fois. Cette dernière a également signé le 4 juin un accord militaire avec l’Inde visant à renforcer leur rapprochement. Le MLSA[52] prévoit davantage d’interopérabilité entre les deux pays, ainsi que de nouvelles manœuvres militaires dans l’Indo-Pacifique et un partenariat dans le domaine du cyber et de la technologie. Le 1er juillet, le Premier Ministre Scott Morrison a déclaré que 270 milliards de dollars américains (166 milliards d’euros) seront investis pour moderniser les capacités de défense, l’armement de longue portée, ajoutant que « l’Indo-Pacifique était l’épicentre d’une compétition stratégique et de tensions grandissantes », nécessitant une « nouvelle approche »[53]. Et le 7 juillet, en compagnie de ses homologues américains et japonais, la Ministre de la Défense australienne Linda Reynolds a haussé le ton, n’hésitant pas à décrire dans une déclaration commune la Chine comme « dangereuse et coercitive »[54] en Mer de Chine méridionale. Les puissances occidentales du Pacifique sortent donc de l’ambiguïté.

Elles le font avec d’autant plus d’assurance qu’un retour marqué de Washington et timide de Paris s’opère dans la région. Malgré la paralysie du porte-avions Roosevelt, les navires de guerre américains ainsi que des frégates australiennes ont sillonné en avril 2020 la mer de Chine en réponse aux indénombrables incursions chinoises en territoires voisins. Depuis, l’armée américaine déploie autour de Taiwan ses contre-torpilleurs les plus modernes, des avions de reconnaissance ou de transport militaire de type C-40A. Le 14 juin, le journal Global times, porte-parole du Parti Communiste Chinois, présentait le déploiement actuel de trois porte-avions américains dans le Pacifique (l’USS Ronald Reagan, l’USS Theodore Roosevelt et l’USS Nimitz) comme une menace. L’US Navy n’a en effet pas manqué de communiquer sur ces manœuvres, pour signifier son retour dans la région au beau milieu de la pandémie mondiale. Une présence musclée qui s’est davantage affirmée suite à un exercice militaire chinois du 1er au 5 juillet, au niveau des îles Paracels. Le 4 juillet, l’USS Ronald Reagan et l’USS Nimitz pénétraient en mer de Chine méridionale et procédaient aux décollages de centaines d’avions de surveillance, de chasse, et d’hélicoptères, accompagnés d’un bombardier stratégique lourd B-52H. Dans la même logique, l’administration Trump a annoncé le 20 mai un accord de principe pour une vente de torpilles d’une valeur de 180 millions de dollars à Taïwan, provoquant le courroux de Pékin. Et la révélation d’un petit contrat d’armement de 25 millions d’euros entre la France et Taïwan[55] a conduit Pékin à exhorter Paris d’annuler le contrat, sans succès. Le 30 mai, Donald Trump annonçait l’extension du sommet du G7 à d’autres pays, dont l’Inde, la Corée du Sud et le Japon… avant de s’associer aux pays appelant les Nations Unies à s’opposer aux prétentions chinoises sur la mer de Chine[56]. Autre revirement majeur, aux Philippines cette fois-ci : le 6 mars 2020, Rodrigo Duterte recevait officiellement un soutien de l’ONU quant à la souveraineté de Manille sur les îles Kalayaan dans les Spratley et le récif de Scarborough. Deux mois plus tard, le chef d’État, pourtant connu pour son rapprochement avec Pékin, décidait de revenir sur la décision de mettre fin à la VFA[57]. L’irritation provoquée par les activités chinoises en mer de Chine aura sans doute pesé dans cette décision et donné l’occasion à Washington de maintenir leur présence sur cette partie de la première chaîne d’îles.

De son côté, le Japon exposait déjà ses inquiétudes concernant les ambitions chinoises dans le livre blanc japonais de 2019[58] en affirmant que  « sans transparence, la Chine continue d’augmenter fortement son budget militaire, avec l’objectif de faire de l’Armée populaire de libération un des « premières armées du monde » d’ici le milieu du XXIème siècle » et ajoutant que « tous ces renforcements se relient à la mise en place de capacités opérationnelles pour le déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD[59]) et à de plus grandes distances ». En avril, les forces d’autodéfense japonaises ont donc conduit différents exercices, notamment avec les États-Unis, dix jours après la collision entre un contre-torpilleur japonais et un bateau de pêche chinois à l’Ouest de l’île de Yakushima. Et tandis que la plupart des pays d’Asie-Pacifique sont contraints de tailler dans les dépenses, le Japon a déjà approuvé juste avant la pandémie une augmentation record de 1,2% du budget de la défense, soit 5,32 milliards de yens (44,8 milliards d’euros). L’hypothèse d’une montée en puissance de l’armée japonaise avec l’aval des États-Unis dans les prochaines années n’est alors pas à exclure. Ces différentes manœuvres, démonstrations de force et renforcements d’alliances semblent donc lancer un message clair à la Chine et être la manifestation d’un antagonisme qui se creuse entre deux nouveaux « blocs ».

La Chine le prouve à la faveur de la pandémie : elle sait saisir les occasions qui s’offrent à elle pour pousser ses pions dans le bassin Indo-Pacifique et creuser l’écart avec de nombreux voisins. Elle n’hésite pas non plus à remporter des victoires politiques comme le révèlent les évènements récents à Hong Kong. En réponse, les acteurs régionaux, bien qu’affaiblis, ne sont pas restés inactifs face à cette montée en puissance. Ils cherchent à se délivrer de leur ambiguïté diplomatique en se ré-articulant sur le volet militaire tout en projetant de limiter leur dépendance à l’économie chinoise. Le 36ème sommet d’ASEAN[60] tenu en visioconférence le 26 juin était l’occasion pour dix de ces acteurs d’exprimer leur mécontentement vis-à-vis des incursions chinoises en mer de Chine et d’encourager la finalisation d’un code de conduite. Enfin, le clivage se manifeste tout autant dans le discours et le modèle de société proposé par le parti unique. En cherchant à prendre l’initiative, Pékin aura donc contribué ces sept derniers mois à polariser cette région (que nous avons ici accepté de nommer “Indo-Pacifique”) à une échelle encore inédite en ce début de siècle, y attisant les multiples foyers de tension.

Annexe : Les grandes lignes du 36ème sommet de l’ASEAN

Vendredi 26 juin s’est tenu en visioconférence le 36ème sommet de l’ASEAN, présidé cette année par le Premier Ministre vietnamien Nguyen Xuan. Différentes thématiques ont été ainsi évoquées, la plupart découlant de la pandémie et de ses conséquences sanitaires, économiques, sociales mais également géopolitiques.

La réponse médicale de l’ASEAN face à la pandémie

Sur le plan médical, le faible taux de mortalité (souligné à travers des chiffres officiels à nuancer) dans les dix pays membres serait la preuve d’une bonne gestion globale de la crise sanitaire. Le Vietnam, le Laos et le Cambodge ne recenseraient officiellement aucun décès dû au Covid-19. La coopération des dix pays membres a été évoquée notamment à travers l’ASEAN Coordinating Council Working Group on Public Health Emergencies (ACCWG-PHE), l’ASEAN Regional Reserve of Medical Supplies (RRMS), Standard Operating Procedures (SOP), les différentes visio-conférences qui ont été organisées tout au long de la crise, ainsi que l’établissement du Fond de réponse Covid-19 ASEAN pour aider les pays membres à se procurer du matériel et des équipements médicaux. Dans son discours, Rodrigo Duterte a ainsi déclaré que le Fond nouvellement créé permettrait une meilleure cohésion entre les pays membres, sans oublier de mentionner toutefois les faiblesses du système de santé des pays de l’ASEAN qui ont été révélées par la crise du Covid-19.

Les défis socio-économiques de l’ASEAN 

Si le succès médical est mis en avant, il en est de même pour les difficultés économiques à venir. Dans son discours, le premier ministre vietnamien a ainsi déclaré que la pandémie « a balayé les réussites des dernières années ». « Nous devons au second semestre aider nos économies à surmonter les difficultés » a-t-il ajouté, faisant ainsi référence au sommet d’avril durant lequel les membres de l’ASEAN n’étaient pas parvenus à trouver un accord afin de débloquer un fond d’urgence. « (L’) impact significatif sur les secteurs durement touchés tels que la santé, l’agriculture, la pêche, les transports, le tourisme et l’hôtellerie, ainsi que sur les entreprises et les individus vulnérables et à risque, y compris les micro, petites et moyennes entreprises (MPME), travailleurs informels et travailleurs migrants »[61] est souligné par les différents acteurs. En effet, la situation des migrants, qu’ils soient réfugiés ou travaillent dans les différents pays membres de l’ASEAN est préoccupante. Si la précarité des travailleurs migrants, particulièrement mise en lumière par la pandémie dans les différents pays d’Asie du Sud, a été rapidement évoquée, celle des réfugiés Rohingyas fuyant l’État de Rakhine, dont certains ont été sauvés par des pêcheurs indonésiens le mardi 23 juin, a fait l’objet de vives discussions. Le Premier ministre malaisien Muhyddin a déclaré dans son discours que la Malaisie était incapable d’accepter davantage de réfugiés avec ses « ressources et capacités déjà épuisées, aggravées par la pandémie du Covid-19 ». Il est à noter que mi-avril, la Malaisie a refoulé un bateau contenant environ 200 Rohingyas et que début juin, 269 réfugiés ont été conduits sur l’île malaisienne Langkawi. Concernant la situation des Rohingyas et l’État de Rakhine, la déclaration officielle du président mentionne les efforts de coopération au sein du centre de coordination de l’ASEAN pour l’assistance humanitaire à la gestion des catastrophes (AHA), ainsi que le besoin d’effectuer le « rapatriement des personnes déplacées »[62] de « manière sûre et digne »[63].

La nécessaire construction d’une communauté plus soudée et intégrée

Des « changements fondamentaux et systématiques » sont nécessaires pour « atténuer efficacement les conséquences néfastes de la crise et faciliter la reprise globale de la région », a déclaré Rodrigo Duterte dans son discours. Les différents acteurs ont ainsi discuté de différentes réformes pour promouvoir une société plus inclusive. La promotion de l’égalité hommes-femmes a été mentionnée, ainsi que le besoin de réaliser les objectifs de l’ASEAN Community Vision 2025, afin d’encourager l’intégration régionale des différents membres. Le drapeau et l’hymne de l’ASEAN devraient gagner en présence et la communauté devrait tâcher d’obtenir une visibilité internationale plus importante. L’intégration régionale devrait être encouragée par un nouveau ASEAN Integration (IAI) Work Plan, et par l’implémentation du MPAC 2025 (Master Plan on ASEAN Connectivity). Le besoin de soutenir le commerce régional et d’améliorer l’efficacité du commerce transfrontalier et des chaînes d’approvisionnement a également été mis en avant, du fait des effets disruptifs du Covid-19. « Nous avons souligné l’importance de renforcer le commerce et l’investissement intra-ASEAN dans les chaînes d’approvisionnement régionales et de renforcer la résilience collective face aux chocs internes et externes », a écrit le président dans la déclaration officielle. L’implémentation du Plan d’action d’Hanoï destiné à multiplier les partenariats entre États-membres est à réaliser. Par ailleurs, les différents membres ont mentionné la signature de plusieurs accords de libre-échange et de partenariat économique global. Il a ainsi été fait mention de l’accord RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) dont la signature d’ici la fin de l’année est un objectif majeur pour les membres de l’ASEAN, ce dernier étant au point mort depuis que New Delhi s’en est retiré. Sur ce point, Muhyddin dit vouloir discuter avec l’Inde, afin de trouver un meilleur terrain d’entente.  Pour faire revivre le tourisme dans la région, Muhyiddin, le Sultan de Bruneï Hassanal Bolkiah mais aussi le président d’Indonésie Joko Widodo ont également encouragé la mise en place de « bulles vertes »[64]. Enfin, la numérisation de l’économie, d’autant plus encouragée lors du confinement comme le soulignent certains membres tels que la Thaïlande ou les Philippines, a été évoquée par les différents acteurs et des investissements dans ce domaine devraient être encouragés pour soutenir cette « quatrième révolution industrielle (4IR) »[65]. Le Premier Ministre thaïlandais a quant à lui défendu dans son discours le modèle thaïlandais « BCG » (Bio, Circular and Green) pour une économie bio, circulaire et verte.

L’environnement sécuritaire et politique de l’ASEAN : les défis en Indo-Pacifique

La préservation des écosystèmes, la défense des droits de l’homme, la sécurité énergétique, l’opposition aux armes nucléaires et de destruction massive avec la mention de la péninsule coréenne, la lutte contre la radicalisation et l’extrémisme, les actions prises contre le trafic d’êtres humains, en particulier de femmes et enfants, mais aussi de drogues, la cyber sécurité, les pandémies sont autant d’enjeux sécuritaires qui ont été évoqués. Cependant, l’un des éléments qui ressortait le plus des discussions concernait les prétentions chinoises en mer de Chine. Dans son discours, Rodrigo Duterte a ainsi parlé de la rivalité États-Unis-Chine qui s’est complexifiée durant la crise. D’après le rapport du président, les pays membres ont également réaffirmé l’importance de l’AOIP (ASEAN Outlook on the Indo-Pacific) en tant que « guide de l’engagement de l’ASEAN au sein des régions plus vastes de l’Asie-Pacifique et de l’Océan Indien »[66]. La coopération avec des partenaires extérieurs en termes d’opérations maritimes, de connectivité, de développement durable et d’échanges économiques au sein de l’Indo-Pacifique est ainsi à encourager. Par ailleurs, les inquiétudes concernant les « revendications territoriales, les récents développements et les incidents sérieux qui ont érodé la confiance et ont augmenté les tensions, menaçant la paix, la sécurité et la stabilité dans la région »[67] ont été exprimées. En effet, le Premier Ministre vietnamien a dénoncé dans son discours des « actes irresponsables, violant les lois internationales » en mer de Chine. Plus particulièrement, il a été fait mention, notamment à travers le discours de Rodrigo Duterte, mais aussi des premiers ministres vietnamien et malaisien, de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 mais aussi du Code de conduite (COC, Code of Conduct) dont la mise en œuvre devrait être encouragée. Autant d’éléments qui sont une évocation à peine voilée des actions chinoises récentes dans la région. Enfin, le Ministre des Affaires étrangères cambodgien avait quant à lui déclaré lors des vidéoconférences de l’APSC (ASEAN Political Security Community) et du 26ème ACC (ASEAN Coordinating Council) que Phnom Penh resterait neutre sur la question de Pékin lors de ce 36ème sommet.

Sources de l’article

[1] Pour l’Australie et les États-Unis, il s’agit de défendre la liberté de navigation et les règles internationales dans une zone névralgique pour le commerce mondial.
[2] Belt and Road Initiative (en français, les nouvelles routes de la soie).
[3] Wang Yun, « Le rêve chinois : imaginaire social ou slogan politique ? », Sociétés, 2014/2 (n° 124), p. 101-110.
[4] People’s Liberation Army Navy (la Marine Chinoise).
[5] Propos du chef d’État-Major de la Marine nationale et du Premier Lord de l’amirauté britannique.
[6] Le livre blanc de 2019 ambitionne de « faire de l’armée populaire une armée de classe mondiale d’ici le milieu du siècle » (到本世纪中叶把人民军队全面建成世界一流军队).
[7] Principe mentionné dans le Livre Blanc 2015 axé sur la Marine.
[8] La première chaîne d’îles (îles Kuril, l’archipel japonais, les îles Ryukyu, Taiwan, Nord des Philippines et Bornéo) forme avec la deuxième chaîne d’îles (île Bonin et les îles Marshall, dont Guam) plus éloignée, un obstacle à l’influence chinoise dans le pacifique.
[9] « Où va la Chine ? Une flotte de combat en pleine expansion », Défense et Sécurité Internationale, n°138, Novembre-Décembre 2018.
[10] « China Naval Modernization : Implications for US Navy Capabilities – Background and Issues for Congress », Congressional Research Service, 21 mai 2020, https://fas.org/sgp/crs/row/RL33153.pdf
[11] Composée de l’ancienne China Coast Guard, la China Marine Surveillance la China Fisheries Law Enforcement Command et China Customs, intégrée depuis mars 2018 à la PAP (Police Armée du Peuple).
[12] A titre de comparaison les USA possèdent 11 porte-avions.
[13] Assemblée Nationale Populaire.
[14] Un chiffre à nuancer, cependant, la Chine n’étant pas transparente sur ses réelles dépenses militaires.
[15] D’après l’étude de Statista, en 2020, les dépenses publiques chinoises correspondent à 34,52% de son PIB et baisseront à 33,14% en 2024.
[16] Armée Populaire de Libération.
[17] La version chinoise du livre blanc de 2019 est disponible ici http://www.xinhuanet.com/politics/2019-07/24/c_1124792450.htm http://www.xinhuanet.com/english/2019-07/24/c_138253389.htm (version anglaise)
[18] En se retirant peu à peu des organisations multilatérales comme l’OMS au cœur de la pandémie.
[19] Anna Fifield, « Chinese foreign minister warns US against taking the countries ‘to the brink of a new cold war», The Washington Post, 24 mai 2020.
[20] De même, la démission le 6 juin 2020 du maire de Kaohsiung Han Kuoyu, membre du KMT perçu comme pro-Pékin, s’inscrit dans ce contexte.
[21] La Zone d’Identification de Défense Aérienne est l’espace aérien permettant la localisation, l’identification et le contrôle des avions pour des raisons de sécurité nationale.
[22] « Hong Kong sous le contrôle total de Pékin », Le Monde, 9 juillet 2020.
[23] Taipei est la première à alerter l’OMS sur l’existence d’une nouvelle forme du SRAS, réagit rapidement et, à force de dépistage et de traçage, obtient une visibilité internationale inédite qui amorce des rapprochements diplomatiques.
[24] Laurent Lagneau, « Inde/Chine: les forces chinoises ont mené un ‘exercice d’infiltration derrière les lignes ennemies’ au Tibet », OPEX 360, 2 juin 2020.
[25] L’élément déclencheur aurait été le démantèlement par une unité militaire indienne du campement militaire chinois dans la vallée de Galwan, 3 km au-delà de LAC, que l’APL n’aurait pas retiré suite à l’accord du 10 juin.
[26] La dernière altercation date de 1975.
[27] Depuis 1949, la Chine revendique une légitimité historique sur les archipels en mer de Chine, se basant sur la « ligne en neuf traits » (南海九段线), faisant fi de la convention de montego Bay de 1982 qui se fonde sur les planchers océaniques. Cette revendication fut dénoncée par la décision de la Hague de 2016.
[28] Le Vietnam fait cependant figure d’exception avec à ce jour aucun cas de contamination.
[29] Probablement destinés à des recherches stratégiques sur la présence potentielle de métaux rares et d’hydrocarbures dans les fonds marins.
[30] La Chine arrache de force les îles des Paracels au Vietnam en 1974, s’impose en 1988 aux Spratley, sur lesquelles elle établit des infrastructures militaires. Elle crée également un îlot artificiel sur Scarborough Shoal, permettant la formation d’un triangle stratégique duquel peuvent décoller des bombardiers en plus des avions cargos, de surveillance et de chasse.
[31] Minnie Chan, « Beijing’s plans for South China Sea air defence identification zone cover Pratas, Paracel and Spratly islands, PLA source says », South China Morning Post, 31 mai 2020.
[32] La liste est disponible sur le site du ministère, au lien suivant : http://gi.mnr.gov.cn/202006/t20200623_2528802.html
[33] Le maire d’Ishigaki, Yoshitaka Nakayama, a présenté le projet de loi suite aux incidents de mai 2020, suite à une série d’incidents dans les eaux territoriales japonaises près des îles Senkaku/Diaoyu impliquants des bateaux chinois. Le Japon a également déposé le 17 juin une protestation diplomatique auprès de Pékin après car à cette date, les bateaux chinois opéraient depuis 65 jours dans la zone contiguë aux eaux territoriales des îles Senkaku/Diaoyu, une durée inédite depuis septembre 2012. Autre record plus récent : deux navires de garde-côtes chinois ont occupé à partir du 4 juillet les eaux territoriales des îles Senkaku/Diaoyu pour une durée de 39 heures.
[34] « Le Japon renomme ses îles Senkaku très contestées », Chine Magazine, 23 juin 2020.
[35] La Corée du Sud, le Japon, Taïwan et le Vietnam sont les seuls à avoir maîtrisé la crise sanitaire.
[36]« South Asia must ramp up Covid-19 action to protect people, revive economies », The World Bank, 12 avril 2020.
[37] Camille Chabé, « L’économie philippine face à la crise du Covid-19 : bilan T1 2020 et perspectives court terme », 15 mai 2020.
La banque centrale des Philippines anticipe une chute du PIB de 6% en 2019 à 2- 3,4% en 2020.
[38] « Face à la Chine, les défis de la Marine indienne », Défense et Sécurité Internationale, n°135, Mai-Juin 2018.
[39] Ibid.
[40] Ibid.
[41] « Quelle puissance militaire ? Chine », Défense et Sécurité Internationale (hors-série), n°68, Novembre 2019.
[42] L’ASEAN a ravi la place des États-Unis comme second partenaire de la Chine après l’Union Européenne.
[43] Philippe Mesmer, « La Corée du Sud veut convaincre ses entreprises de rentrer au pays », Le Monde, 6 juin 2020.
[44] Ibid.
[45] Discours à la nation par Narendra Modi le 12 mai.
[46] Les premiers contacts ont commencé en 2007-2008.
[47] Cet accord garantit une protection militaire américaine en cas d’attaque de l’île. Il assure également son approvisionnement en armement et leur maintenance pour qu’elle conserve ses capacités défensives.
[48] ASEAN-U.S. Maritime Exercise.
[49] Jeff M.Smith, « How America is leading the « Quad Plus » Group of Seven Countries in Fighting the Coronavirus », National Interest, 30 mars 2020.
[50] Indrani Bagchi, « India joins hands with NZ, Vietnam, S Korea to combat pandemic », Times of India, 21 mars 2020.
[51] Pékin a ensuite riposté le 12 mai par l’interruption de 35% des importations de bœuf australien et l’annonce d’une taxe à 80% de l’orge provenant d’Australie. Le 10 juin, un tribunal chinois a également condamné à mort un ressortissant australien pour trafic de drogue. Enfin, le 19 juin, le Premier Ministre Scott Morrison a déclaré qu’un « acteur étatique sophistiqué » était à l’origine d’une cyberattaque contre des entreprises privées, des services publics ainsi que des infrastructures critiques, désignant à demi-mot Pékin comme le responsable.
[52] Mutual Logistics Support Agreement (coopération militaire de soutien logistique).
[53] « Australia to invest 270 billion dollars to boost defence capabilities amid China’s threat in Indo-Pacific », The Economic Times, 1er juillet 2020.
[54] « Australia-Japan-United States Defense Ministers’ Meeting Joint Statement », US Department of Defense, 7 Juillet 2020, https://www.defense.gov/Newsroom/Releases/Release/Article/2266901/australia-japan-united-states-defense-ministers-meeting-joint-statement/
[55] « Armement : la Chine demande à la France d’annuler un contrat avec Taïwan », AFP, 12 mai 2020.
[56] Parmi eux, le Vietnam qui avait envoyé une délégation à l’organisation internationale dès le 30 mars, et l’Indonésie une note diplomatique le 26 mai.
[57] VFA (Visiting Force Agreement) est un accord bilatéral conclu entre Manille et Washington sur le stationnement des forces militaires US sur l’archipel et la coopération avec l’armée philippine.
[58] Une version en anglais est disponible ici :
https://www.mod.go.jp/e/publ/w_paper/pdf/2019/DOJ2019_Digest_EN.pdf
[59] Anti-Access/Area Denial : actions mises en œuvre pour contrôler un territoire.
[60] Voir l’annexe.

Sources de l’annexe

[61] Texte intégral de la déclaration du Président du 36ème sommet de l’ASEAN résumant les différents points qui ont été abordés par les dix membres de l’ASEAN. Une version du texte en anglais est disponible au lien suivant : https://asean.org/storage/2020/06/Chairman-Statement-of-the-36th-ASEAN-Summit-FINAL.pdf
[62] Ibid.
[63] Ibid.
[64] Ibid.
[65] Ibid.
[66] Ibid.
[67] Ibid.

asiacentre.eu