Lee Teng-hui, premier président de la République de Chine (nom officiel de Taiwan) élu au suffrage universel est décédé le 30 juillet 2020. Pour lui rendre hommage, Jean-François Di Meglio, président d’Asia Centre, et Jean-Pierre Cabestan, professeur à Hong Kong Baptist University, membre du Conseil d’Orientation d’Asia Centre et responsable des programmes Asie de l’Est, ont tenu à rédiger les éloges funèbres suivants, afin d’immortaliser cette figure politique fondatrice pour l’avenir de Taiwan dont ils ont tous deux croisé le chemin.
In memoriam : Lee Teng-hui
Par Jean-François Di Meglio
L’ex-Président de la République Chine à Taiwan Lee Teng-hui (李登輝) s’est éteint le 30 juillet dans un hôpital de Taipei. Cette figure emblématique aura contribué à donner à Taiwan l’inflexion décisive qui place l’île dans la position singulière et remarquable où elle se trouve aujourd’hui. L’étranger qui témoigne ici est parfaitement conscient des limites d’une expression extérieure sur un personnage public qui, plus que bien d’autres hommes politiques, a délibérément mis en jeu sa position en s’exposant au suffrage universel et en ancrant les pratiques dans un régime politique qui « revenait de loin ». Le Président Lee, durant ses mandats, et dans la suite de son existence, politique, publique ou même dans la suite de son destin, n’a pas échappé, comme il est de mise là où l’expression est libre, à des remises en question de certains moments de son action passée. Mais cette figure aura souvent incarné le meilleur de Taiwan, l’inventivité, la capacité à ouvrir sans crainte de nouvelles voies et aussi la force de caractère.
De nombreux rappels biographiques remémoreront les grandes étapes de la vie de cette personnalité politique, la première issue d’une « famille de la Province » (本省人) à accéder, grâce au soutien de la famille « régnante » des Tchang, le poste de Vice-Président, après celui de Gouverneur de la Province de Taiwan et de Maire de Taipei. Ce sont des années d’allégresse et d’ascension d’une certaine « assertivité » taiwanaise qu’a connues l’auteur de ces lignes entre 1993 et 1997 pendant la fin du premier mandat (non électif) de Lee et le début du premier mandat donné à un Président élu au suffrage universel dans un régime politique de culture chinoise. En effet cette élection se place dans la lignée d’une histoire chinoise revendiquée à l’époque, et toujours pas démentie aujourd’hui entièrement ; or jamais un dirigeant, dans le monde qui se reconnaît sous le vocable de 中華 (la « sinité ») en cinq mille ans, n’avait été choisi par la base tout entière.
Comme le général De Gaulle, c’est de sa propre initiative que celui qui avait accédé au poste suprême à la mort du fils de Tchang Kai-tchek, Tchang Ching-kuo avait lancé cette novation démocratique profonde.
C’est dans une telle perspective que s’explique la « crise des missiles » qui précéda l’élection, et où l’île se vit sinon menacée, en tout cas intimidée par des tirs d’engins démontrant la proximité et l’intérêt de Pékin pour ce qui se passait à Taiwan : l’Histoire prenait un tour nouveau et l’élection eut lieu, sans peur ni reproche.
Comme d’autres figures historiques aux moments-clés d’une transition, Lee a aussi présidé à une période de changements profonds, favorisés par une période de prospérité assurément « héritée » d’un contexte régional très favorable (Taiwan méritait le surnom de « dragon » dans la phase de croissance de l’Asie orientale) mais aussi « protégés » par une grande clairvoyance, une prudence qui permit aussi, malgré l’exposition de l’économie insulaire à l’ensemble de l’Asie du Sud-est et même à la Chine continentale, de ne pas subir l’impact de la crise asiatique de 1997. La libéralisation à pas comptés de l’économie et de la finance locale, dans un cadre de politique monétaire caractéristique d’un « état développeur », explique cette résilience.
Venu d’un système qui l’avait choisi malgré ses caractéristiques atypiques (sa langue naturelle d’expression n’était pas le mandarin mais le « minnanyu » (閩南語), et en descendant de hakka, il était doublement marginal, parlant aussi le dialecte de cette minorité ; de plus, sa pratique du japonais était au moins aussi facile que celle de la « langue commune » chinoise) il a su le faire évoluer et ouvrir la voie aux changements qui donnent aujourd’hui sa physionomie si particulière et si audacieuse à la vie politique taiwanaise, rythmée par des élections libres, disputées, ouvertes, alors même que la tradition n’en était pas ancrée sur place. Issu du Kuo Min-tang né sur le Continent, il était empreint de sympathie pour l’émancipation progressive de l’île vis-à-vis de l’héritage de Tchang Kai-tchek, l’une de ses décisions les plus symboliques étant de supprimer l’existence de sièges parlementaires représentant le Continent. C’était pourtant Tchang qui l’avait « fait ». Mais il n’était plus membre de l’ex-Parti unique dans les dernières années de sa vie politique. Certainement, sans l’affirmation de cette évolution et de ce quasi-assentiment à l’évolution des mentalités, bien des électeurs taiwanais n’auraient pas assumé le tournant actuel.
Une rencontre avec Lee, comme l’auteur de ces lignes eut la chance d’en être gratifié en audience dans le bureau présidentiel, sous le drapeau de la République de Chine et dans une intimité peu familière à ce niveau de responsabilité politique, disait tout de la force, de la simplicité, de la détermination du personnage. La stature imposante mais courtoise, le sourire « à l’américaine » et le charisme du personnage, homme de peu de mots dans ce genre de circonstances pourtant, inspireront longtemps encore l’audace taiwanaise.
Lee Teng-hui, le père de la démocratie et de la nation taiwanaises
Par Jean-Pierre Cabestan
Lee Teng-hui vient de s’éteindre à 97 ans. Si aujourd’hui Taiwan est une nation démocratique et respectée, quoique mal reconnue sur le plan diplomatique, c’est en grande partie grâce à lui. Et si demain la Chine se démocratise, Lee Teng-hui, en dépit de son penchant tardif pour l’indépendance de Taiwan, y aura contribué.
J’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois Lee Teng-hui, d’abord lorsqu’il était président de la République de Chine, le nom officiel de Taiwan, et que j’habitais Taipei (1993-1998) puis après qu’il eut pris sa retraite, quitté le Kuomintang et créé son propre parti l’Alliance pour l’Unité de Taiwan (台灣團結聯盟), favorable à l’indépendance de l’île. Charismatique et calculateur mais accessible et attachant, Lee Teng-hui avait toutes les qualités d’un homme politique et même d’un homme d’Etat : bon tacticien et fin stratège, il était aussi un homme de conviction et même de foi.
Il s’est montré parfait tacticien en de nombreuses occasions mais tout particulièrement lorsque, devenu vice-président de la République en 1984, il succéda quatre ans plus tard à Chiang Ching-kuo, le fils de Chiang Kai-shek, à la tête du pays. Il manœuvra à la perfection pour écarter un à un les caciques du Parti nationaliste et s’imposer dès 1990 à la fois comme chef du Parti et chef de l’Etat.
Dès lors, il put engager les réformes constitutionnelles qui devaient permettre à Taiwan de devenir démocratique. Préparée par Chiang fils qui peu avant sa mort toléra les partis d’opposition et leva la loi martiale, la transition démocratique fut conduite d’une main de maître, pas à pas, par Lee Teng-hui. Celui-ci poussa d’abord à la retraite les députés élus sur le continent en 1948, puis transformant le pouvoir législatif en instances représentatives des seuls électeurs taiwanais et enfin introduisit en 1996 l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Le président de la République de Chine devenait alors pour la première fois le président des Taiwanais, consolidant l’identité taiwanaise et établissant les bases d’une nouvelle nation distincte de la République populaire de Chine et de facto indépendante.
De fait, la relation avec Pékin fut l’une des préoccupations majeures de Lee. Et c’est en défendant la démocratie souveraine de Taiwan qu’il a, à mon sens, le plus révélé ses capacités d’homme d’Etat. Empruntant la voie ouverte par Chiang Ching-kuo, il chercha d’une part à normaliser les relations avec la République populaire, d’abord autour de l’idée d’une Chine unique représentée par deux gouvernements, puis de relations spécifiques d’Etat à Etat. En même temps, inquiet de l’émergence d’une trop forte dépendance à l’égard du grand voisin, il tenta de contenir l’essor des échanges économiques et humains entre les deux rives du détroit de Formose. En outre, il s’efforça de réintégrer Taiwan dans la communauté internationale, en multipliant les reconnaissances diplomatiques avec des pays prêts à recevoir la manne taiwanaise, en lançant une campagne en faveur de son admission aux Nations Unies puis en parvenant à effectuer en 1995 une visite officieuse aux Etats-Unis. Si cet activisme diplomatique devait finalement échouer, convainquant Pékin à menacer la démocratie taiwanaise à coup de missiles, il permit à Taiwan d’affirmer son existence internationale et de renforcer sa relation de sécurité avec les Etats-Unis.
En ce sens, Lee Teng-hui a établi les fondements de la nation taiwanaise que l’on connaît aujourd’hui et à laquelle la grande majorité des insulaires s’identifie. Il a montré qu’en dépit d’une appartenance à la sphère culturelle chinoise, les citoyens taiwanais ne pouvaient s’identifier à la République populaire de Chine.
Enfin, Lee Teng-hui était un homme de conviction et de foi. Foi chrétienne, en l’occurrence presbytériene d’abord, foi politique dans la démocratie ensuite : conviction en particulier que le confucianisme n’était pas incompatible avec la démocratie, que Mencius pouvait rimer avec Montesquieu. Il n’était pas le seul à penser ainsi : l’ancien prisonnier politique puis président sud-coréen Kim Dae-jung partageait cette conviction. Mais faisant prospérer la greffe démocratique sur une terre revendiquée par les nationalistes chinois, Lee Teng-hui a aussi indirectement montré à ces derniers que le règne du Parti communiste n’est probablement pas éternel et qu’un jour, il leur faudra probablement s’inspirer de Taiwan pour faire de la Chine un pays véritablement moderne et civilisé.