Laurent de Mautort
Expert “Finances” auprès d’Asia Centre, précédemment détaché à l’AIIB par la Banque européenne d’investissement lors du processus de création de la banque.
L’Assemblée annuelle de l’AIIB[i] vient d’avoir lieu les 28 et 29 juillet à Beijing. On rappellera que l’AIIB est une banque multilatérale de développement dédiée principalement au financement des infrastructures en Asie, lancée par la Chine en 1976 et dont les principaux pays européens, y compris la France, sont actionnaires contrairement au Japon et aux Etats-Unis[ii].
Cette Assemblée annuelle aurait pu être triomphale, ou au moins optimiste, avec l’inauguration du nouveau siège situé près du parc olympique de Beijing et le deuxième mandat de Jin Liqun qui peut s’appuyer sur le bilan positif de son premier mandat. En cinq ans, la banque a trouvé sa place parmi les banques multilatérales de développement (MDBs), avec une croissance régulière sans rencontrer de critiques majeures. Elle s’est construite pas à pas, en suivant les bonnes pratiques des banques de développement. Elle compte aujourd’hui 103 pays-membres dont 52 hors Asie[iii], ce qui témoigne de son attractivité et en fait la deuxième MDB par le nombre d’actionnaires.
Pourtant, cette Assemblée annuelle a été en demi-teinte en raison de la montée des tensions géopolitiques en Asie qui mettent parfois l’AIIB sur la défensive ( l’AIIB reste une institution « apolitique » malgré la montée des tensions entre l’Inde et la Chine) et évidemment en raison du COVID 19 qui a obligé la tenue d’une Assemblée annuelle virtuelle empêchant un grand rassemblement international à Beijing.
Le succès de l’AIIB est basé sur un « business model » assez simple et efficace avec un secteur principal (les infrastructures), une palette de produits financiers resserrée (les financements à moyen et long terme à taux de marché incluant une prime de risque), une organisation centralisée et relativement légère avec un siège à Beijing et aucun bureau délocalisé, une croissance prudente avec seulement 308 employés au bout de 5 ans, ce qui est en ligne avec les premières années de la BEI[iv] dans les années 1960 mais reste modeste par rapport aux premières années de l’EBRD[v] dans la décennie 1990.
Aujourd’hui avec la crise du Coronavirus, on assiste à une forte baisse du nombre de nouveaux projets d’infrastructure classique au profit des besoins en lignes de liquidité pour le secteur privé et en lignes budgétaires pour les Etats. L’AIIB a mis en place, dès avril 2020, une « Crisis Recovery facility » qui se monte maintenant à 13 Mrd d’USD (16 projets ont déjà été approuvés pour un total de 5.9 Mrd dans 12 pays). L’AIIB témoigne ainsi d’une bonne capacité d’adaptation, mais elle s’éloigne de son cœur de métier avec des financements à plus court terme, plus risqués, hors de ses secteurs traditionnels. En outre, elle est confrontée à l’absence de fonds concessionnels dans son portefeuille de produits, ce qui la met en difficulté face à la Banque mondiale ou à l’ADB[vi] en particulier dans les pays à faible revenu et niveau d’endettement déjà élevé.
Avec une organisation centralisée et un recours important aux consultants, l’AIIB a pu réduire ses coûts de structure, ce qui a toujours été un objectif affiché. Mais la limitation des déplacements liés au Covid-19 rend difficile l’acquisition de nouvelles opérations et le suivi des projets en cours de financement. La question d’une présence sur le terrain avec des bureaux régionaux se pose à nouveau avec le risque d’une aggravation substantielle des coûts de structure, qui deviendraient alors plus proches de ceux des autres MDBs.
Dernier défit, lancinant jusqu’ici, mais explicite depuis le discours de Xi Jinping lors de la séance d’ouverture : l’objectif exprimé par la Chine de faire davantage intervenir l’AIIB dans les pays non-asiatiques (Afrique, Europe et Amérique latine), ce qui en ferait une Banque mondiale bis et non pas une deuxième Banque asiatique de développement. L’ambition est grande mais est-elle réaliste ? Nous sommes loin des intuitions du départ !
Après 5 années où l’AIIB n’a pas à rougir des résultats obtenus, elle doit maintenant se réinventer sous la pression des événements et aussi de son actionnaire principal au risque de perdre les singularités qui la distinguaient des autres MDBs. Ce processus de réinvention est somme toute un processus normal par lequel passe chaque banque de développement à intervalle régulier. Il sera à cet égard intéressant de suivre les discussions qui auront lieu sur la nouvelle stratégie d’entreprise d’ici janvier 2021, début du nouveau mandat de Jin Liqun.
[i] « Asian Infrastructure Investment Bank » en anglais pour la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures.
[ii] 87 projets ont été approuvés à ce jour pour 19.6 Mrd d’USD (principalement en USD mais aussi depuis septembre 2019 en monnaie locale) dans 24 pays dont 4.35 Mrd en Inde et 1.95 Mrd en Turquie. L’objectif affiché est d’arriver à 10 Mrds d’approbations par an en 2025. A titre de comparaison la Banque asiatique de Développement a approuvé en 2019 un volume d’opérations de 33.7 Mrd d’USD.
[iii] La gouvernance de l’AIIB s’organise autour d’un Président, élu pour un mandat de 5 ans renouvelable, et d’un Conseil d’Administration qui est non-résident contrairement à la plupart des MDBs. Les Etats-membres, actionnaires de la banque, sont classés en membres régionaux (les pays d’Asie-Pacifique) et membres non-régionaux. Les décisions sont prises essentiellement par consensus. Cependant les statuts ont été rédigés de telle sorte que, malgré l’augmentation du nombre de membres non-régionaux, la majorité des votes reste aux mains des membres régionaux.
[iv] Banque Européenne d’Investissement.
[v] « European Bank for Reconstruction and Development » en anglais pour la Banque Européenne pour la reconstruction et le développement.
[vi] « Asian Development Bank » en anglais pour la Banque Asiatique de développement.