Jean-François Di Meglio, président d’Asia Centre et Maëlle Lefèvre, chargée de recherche à Asia Centre
Avant la crise du Covid-19, la France avait déjà clarifié sa stratégie vis-à-vis de Pékin en Indo-Pacifique. Si l’on excepte le Royaume-Uni et ses opérations de liberté de navigation en coopération avec les Etats-Unis, ou l’Allemagne qui vient de définir le 2 septembre 2020 sa propre stratégie dans l’Indo-Pacifique, la France est en effet le seul pays européen à avoir des intérêts à défendre dans la région[1]. Le 2 mai 2018, lors de son discours à la base navale de Garden Island à Sydney, Emmanuel Macron avait ainsi défini la stratégie française en « Indo-Pacifique » et non plus en « Asie-Pacifique », et appelé à la mise en place d’un axe Paris-Delhi-Canberra, pour contrer, sans la mentionner explicitement toutefois, la posture agressive chinoise. Lors de son discours à Nouméa le 5 mai 2018, Emmanuel Macron a également rappelé l’importance de cet axe entre la France, l’Inde et l’Australie et qui « se prolonge de Papeete à Nouméa »[2]. Bien que choisissant soigneusement ses mots, Emmanuel Macron avait ensuite ajouté : « La Chine est en train de construire son hégémonie pas à pas. Il ne s’agit pas de soulever les peurs, mais de regarder la réalité. […] Si nous ne nous organisons pas, ce sera quand même bientôt une hégémonie qui réduira nos libertés, nos opportunités, et que nous subirons. »[3] Il est clair qu’en termes de partenaires, la France a choisi son camp et a tout misé sur les démocraties impliquées dans cette zone maritime : le 11 février 2019, Canberra et Paris signaient ainsi un contrat de pas moins de 50 milliards de dollars destinés à la construction de 12 sous-marins pour la marine australienne, le « plus important investissement consenti en matière de défense en temps de paix par l’Australie »[4], s’est félicité le Premier ministre Scott Morrison auprès de Florence Parly, alors ministre française des Armées. Autres démocraties et partenaires stratégiques au sein de l’Indo-Pacifique : le Japon[5] et l’Inde qui, fin juillet 2020, prenait possession de ses premiers Rafale sortis des chaînes de Dassault Aviation. En septembre 2016, l’Indian Air Force en avait commandé 36 pour 590 milliards de roupies (soit 8 milliards d’euros au taux de change de l’époque)[6]. Plus récemment, Florence Parly s’est rendue en Inde pour la troisième fois le 10 septembre 2020 afin de célébrer la livraison des cinq premiers Rafale et d’assister à une démonstration de l’avion français sur la base aérienne d’Ambala, à proximité du Pakistan, du Cachemire mais aussi de la Chine.
D’autres partenaires potentiels ne sont pas laissés de côté : au printemps 2018, dans le cadre de la mission Jeanne d’Arc, des navires français avaient accosté en Australie, en Indonésie, à Singapour, en Malaisie, au Vietnam, puis avaient mené, la veille du Shangri-La Dialogue, une opération aux alentours des îles Spratleys, cinq représentants du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) se trouvant à son bord afin d’observer les pratiques de la marine chinoise. Quant à la mission PEGASE[7] qui s’était déroulée du 19 août au 4 septembre 2018, cette dernière avait pour objectif de démontrer l’envergure du dispositif aérien français aux pays visités par l’armée de l’air française. Trois Rafale, un A400M, un A310 pour la logistique et un C-135 pour le ravitaillement devaient ainsi démontrer à l’Indonésie, la Malaisie, le Vietnam, Singapour et l’Inde ce que Paris pouvait déployer pour ses partenaires, une opération commerciale aux enjeux également diplomatiques, la menace de Pékin en mer de Chine méridionale constituant entre autres la toile de fond des discussions entre militaires français et asiatiques. Les exercices conjoints et la vente d’armes ou d’expertise constituent d’important éléments dans l’établissement d’une coopération militaire entre la France et d’autres pays d’Asie. Durant la mission PEGASE, l’armée de l’air avait ainsi proposé d’approcher les espaces aériens au niveau desquels la Chine revendique une souveraineté qui n’est pas reconnue par ses voisins. L’Élysée hésitait entre l’option musclée (qui consistait à passer dans un couloir aérien contesté avec l’ensemble du détachement, incluant les Rafale) et l’option plus pacifique (suivre les voies utilisées par l’aviation civile) qui a finalement été retenue.
Ainsi, depuis 1998, le 150ème escadron de Singapour est installé sur la base aérienne de Cazaux, en Gironde, participant à des entraînements conjoints, encadré par des instructeurs français. Dès 2002, et moins d’un an après un sous-marin nucléaire, le porte-avions Charles-de-Gaulle faisait escale à Singapour. De même, à Kuala Lumpur, l’état-major malaisien est conseillé depuis 2015 par un officier supérieur de l’armée de l’air pour la bonne utilisation des quatre A400M commandés en 2005 par la Royal Malaysian Air Force (RMAF), s’ajoutant à la commande en 2002 par la Royal Malaysian Navy (RMN) de deux sous-marins français de classe Scorpene et un d’occasion de type Agosta. Kuala Lumpur avait également acquis douze hélicoptères H225 en 2010 puis six corvettes Gowind en 2013. En France, on apprend également aux spécialistes de guidage indonésiens comment diriger au sol des missions de bombardement. Quant à la Corée du Sud, les partenariats et ventes d’armes conclues avec Paris se sont surtout établis dans le cadre de l’armée de l’air : en 2015, Korean Aerospace Industries (KAI) et Airbus Helicopters ont signé un accord cadre pour commercialiser et entretenir le programme civil et militaire LCH/LAH (Light Civil Helicopter / Light Armed Helicopter), s’ajoutant à la fabrication de l’hélicoptère Surion développé en commun dès 2005[8]. Depuis plus de dix ans, Airbus Helicopters s’est en effet imposée en Corée du Sud, gagnant avec KAI les appels d’offre lancés par le ministère de la Défense sud-coréen et amenés à fournir à Séoul environ 80%[9] de sa flotte militaire. Ce partenariat s’ajoutait également à la joint-venture Samsung Thales qui avait remporté en 2003 un contrat de 470 millions d’euros pour le système de recherche et de suivi pour le deuxième lot de missiles antiaériens à courte portée coréens (K-SAM).
Lors du Shangri-La Dialogue de juin 2019, Florence Parly s’était également montrée particulièrement exhaustive en déclarant aini : « nous continuerons de naviguer plus de deux fois par an dans la mer de Chine méridionale. Il y aura des objections, il y aura des manœuvres douteuses en mer. Mais nous ne nous laisserons intimider par aucun fait accompli. »[10] . Ainsi, lorsque la Chine a adopté une posture beaucoup plus agressive en mer de Chine et plus généralement au sein de l’Indo-Pacifique au beau milieu de la pandémie, le tournant pris par la politique française dans la région dès 2018 s’est vu justifié. En janvier 2020, l’Indonésie, qui avait déjà signé un partenariat stratégique avec la France en 2011, montrait son intérêt pour acquérir certains de ses équipements, alors que les tensions entre Jakarta et Pékin étaient au plus haut et que l’Indonésie avait annoncé une hausse de son budget de défense de 16,2%[11] pour l’année 2021. Le 13 janvier 2020, le ministre de la Défense de l’Indonésie, Prabowo Subianto, rencontrait ainsi Florence Parly, tandis que le journal français La Tribune déclarait tenir de plusieurs sources les signes prometteurs de la signature d’un contrat entre Jakarta et Paris, écrivant : « selon des sources interrogées par La Tribune, Jakarta est intéressé par 48 Rafale, jusqu’à 4 sous-marins Scorpène armés de missile Exocet SM39 et par deux corvettes Gowind de 2 500 tonnes. »[12].
[1] En effet, bien que la zone de l’Indo-Pacifique déplace l’équilibre géostratégique de l’Asie vers l’Ouest et relie davantage l’Asie à l’Europe, une fois la Mer rouge traversée, le pays européen le plus concerné et le plus impliqué est bien la France avec ses différents territoires d’outre-mer : dans la zone sud de l’Océan Indien, le pays possède les îles de Mayotte et de la Réunion, les îles Éparses, ainsi que les terres australes et arctiques ; dans le Pacifique, à proximité de l’Australie, la Nouvelles Calédonie, Wallis-et-Futuna, Clipperton et la Polynésie française constituent également des territoires stratégiques (l’ensemble représente 33 000 kilomètres carrés), que ce soit en terme de ZEE (environ 9 millions de kilomètres carrés au total), de ressortissants (1,6 millions de citoyens en 2018), ou de zones de déploiement militaire. Ainsi, les Forces armées dans la zone sud de l’Océan Indien (FAZSOI) sont composées de 2000 militaires, celle des Forces armées de la Nouvelle-Calédonie (FANC), de 1660 personnes et celles des Forces armées en Polynésie française (FAPF), de 1180 soldats. A cela s’ajoute les forces de présence à Djibouti (FFDj) et aux Émirats Arabes unis (FFEAU), rassemblant 2100 soldats. (source : ministère des armées, la France et la sécurité en Indo-Pacifique, 2018). Dans cette zone essentielle pour le commerce mondial mais aussi riche en ressources halieutiques, ainsi qu’en nodules polymétalliques et hydrocarbures, la France doit répondre à plusieurs enjeux que sont les trafics illicites, le risque terroriste, la sécurité environnementale et la protection de l’économie. L’initiative d’intervention européenne (EI2) proposée par Emmanuel Macron et lancée en juin 2018 est également un premier pas vers une présence plus européenne et pas uniquement française dans l’Indo-Pacifique : neuf pays dont la Belgique, le Danemark, l’Estonie, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Portugal et l’Espagne (et le Royaume-Uni à l’époque), se sont déclarés favorables à ce projet et ont signé une lettre d’intention.
[2] Romain Mielcarek, « Le diplomatie du Rafale », Le Monde Diplomatique, 1er décembre 2018.
[3] Ibid.
[4] « Australie et France signent leur colossal contrat pour 12 sous-marins », Capital, 11 février 2019. Cet accord suit la signature en 2016 d’un accord de 38 milliards de dollars pour fournir des sous-marins à la marine australienne.
[5] La France conduit notamment avec les forces d’auto-défense japonaises des exercices conjoints, comme ce fut le cas en mai 2017 à Guam et au niveau des îles Marianne du Sud, avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Entre la France et le Japon, différents accords ont été signés, comme celui de sécurité de l’information en 2011, celui sur les équipements de défense et le transfert de technologies en 2015 et l’ACSCA (acquisition et cross-service agreement) en 2018, facilitant la coopération, notamment dans le cadre d’exercices conjoints.
[6] Guillaume Delacroix, « L’Inde prend possession de ses premiers Rafale », Le Monde, 29 juillet 2020.
[7] Lieutenant Lise Moricet, « PEGASE : l’Armée de l’air déploie ses ailes », 28 août 2018. https://www.defense.gouv.fr/air/dossiers/pegase-l-armee-de-l-air-deploie-ses-ailes2/etape-6-le-retour-en-france
[8] Ce programme aurait comme potentiel la vente de pas moins de 600 appareils sur les 20 ans à venir.
[9] Michel Cabirol, « Airbus et KAI vont vendre à l’export les hélicoptères sud-coréens LCH/LAH », La Tribune, 4 novembre 2015.
[10] Yves Bourdillon, « Paris défend la liberté de navigation face à Pékin », Les Echos, 3 juin 2019.
[11] Jon Grevatt, « Indonesia announces strong increase in 2021 defence budget », Janes, 18 août 2020.
[12] Michel Cabirol, « Et si l’Indonésie s’offrait des Rafale et des sous-marins Scorpène ? », La Tribune, 17 janvier 2020. Toujours selon La Tribune, « en 10 ans, Paris a vendu pour 1,36 milliard d’euros d’équipements militaires à Jakarta, avec un pic en 2013 (480 millions d’euros). Cette année-là, le missilier MBDA avait vendu pour plus de 200 millions d’euros un système d’arme sol-air à très courte portée (Mistral 3) et Nexter avait placé 37 systèmes Caesar (115 millions d’euros). »