Jean-Yves Colin, chercheur associé à Asia Centre
Dans le contexte de la bonne maîtrise du coronavirus par la Corée du Sud, il est aujourd’hui de bon ton de saluer la vigueur de la démocratie coréenne en se rappelant les dures années de dictatures militaires que ce pays a connues, en la comparant avec l’autoritarisme chinois ou le quasi-monopole de fait du Parti Libéral Démocrate au Japon, voire à une supposée déliquescence des démocraties européennes et nord-américaines.
Il est vrai que depuis la fin des dictatures militaires (celles de Park Chung-hee de 1961 à octobre 1979, puis de ses successeurs, également anciens militaires, Chun Doo-hwan et Roh Tae-woo) auxquelles il est raisonnable d’ajouter le régime très autoritaire du premier président Rhee Syngman (1948-1960), la Corée connaît une alternance de présidences et gouvernements conservateurs et de centre-gauche ainsi qu’une vie parlementaire très active avec une liberté d’expression et de presse incontestable. Pour autant cette situation ne doit pas faire oublier que la fin d’un mandat de président coréen de la République – non-reconductible – est souvent synonyme d’emprisonnement après une longue bataille juridique autour d’accusations de corruptions et malversations financières.
Tel est le cas du président conservateur Lee Myung-bak, aujourd’hui âgé de 78 ans, qui dirigea la Corée du sud de 2008 à 2013. Arrêté en mars 2018 il fut emprisonné pendant 5 mois jusqu’en octobre 2018, relâché puis de nouveau emprisonné en février 2020 avant d’être relâché peu de temps après. Il a été accusé de malversations pour 25,2 mds de wons (environ 22 millions USD) au titre d’une société d’équipements automobiles (DAS) qu’il contrôlait de facto et son frère de jure, ainsi que d’avoir reçu 9,4 mds de wons (8,3 millions USD) du groupe Samsung. Ces derniers montants ont été présumés liés à la grâce présidentielle qu’il a accordé au président de ce groupe Lee Kun-hee tout récemment décédé. Un premier jugement avait condamné Lee Myung-bak à 15 ans de prison et 13 mds de wons d’amende (environ 11,4 millions USD). Au terme des appels la
Cour Suprême a confirmé la condamnation de 17 ans de la Cour d’appel et l’amende initiale.
Lundi 2 novembre la police s’est présentée au domicile de l’ancien président pour l’emmener au centre de détention Dongbu de Seoul. Cet événement a évidemment fait l’objet d’une forte couverture de presse ; une centaine de journalistes étaient présents ainsi que 170 policiers ; la presse s’est attardée sur les caractéristiques de la cellule du futur détenu (sa taille est de 13,07 m²) et ses conditions de détention (un officier pénitentiaire lui sera dédié par égard à son ancien statut et son état de santé). Ce centre de détention est une sorte de « quartier VIP » où se trouvent notamment son frère et Choi Soon-sil, l’ancienne conseillère et protégée de la présidente Park Geun-hye.
Cette dernière, aujourd’hui âgée de 68 ans et qui avait succédé au président Lee, a été chassée du pouvoir en 2017 après d’impressionnantes manifestations populaires suite au scandale relatif à Mme Choi et à l’influence que celle-ci exerçait sur la présidente. Accusée de corruption et d’abus de pouvoir, Mme Park a vu ses condamnations confirmées par la Cour Suprême à 30 ans de prison pour plusieurs chefs d’inculpation et une amende de 22.7 mds de wons (20 millions USD); d’autres actions en justice restent en cours.
Avant Lee Myung-bak et Park Gyeun-hee, deux autres présidents furent emprisonnés : les deux successeurs du père de Mme Park, Park Chung-hee, eu égard à la très dure répression de manifestations populaires dans les années 1980.
On peut aussi rappeler que le président Park a été assassiné en octobre 1979 par le chef de la Sécurité d’Etat (la tristement célèbre KCIA ou Korean CIA). D’autre part l’ancien président Roh Moon-hyun (2003-2008) pour lequel le président actuel Moon Jae-in a travaillé, s’est suicidé alors qu’il était lui aussi soupçonné de corruption ; c’était alors sous la présidence Lee. Rares sont ceux qui comme Kim Young-sam (1993-1998) et Kim Dae-jung (1998-2003) ont quitté la Maison Bleue, la résidence présidentielle officielle, sans tomber dans les filets de la justice.
Pour réelle qu’elle soit la vie démocratique coréenne est donc très âpre, brutale voire violente.
Outre l’intensité du combat politique entre conservateurs et progressistes ainsi qu’entre personnalités, cet état de fait et la sévérité des sanctions traduisent les luttes entre le pouvoir politique et les contre-pouvoirs. La justice, et notamment les procureurs, est farouchement indépendante et use pleinement de son pouvoir d’investigation ; cette indépendance est la conséquence de la période de dictature mais aussi le reflet d’influences juridiques américaines et japonaises. La police souvent soupçonnée d’être aux ordres du pouvoir politique ou tout au moins de ne pas y être insensible, veut démontrer son intégrité. Quant à la presse écrite et télévisuelle, elle se pose en défense de la moralité publique tout en agissant dans un univers très compétitif. A cela s’ajoute bien sûr, en Corée comme ailleurs, l’influence des réseaux sociaux.
Les hommes et femmes politiques ainsi que leurs conseillers et proches ne sont les seuls à être des victimes expiatoires de leurs délits supposés et des rivalités justice-police-presse. Un ancien président de la Cour Suprême, Yang Sung-tae, a ainsi été arrêté en début 2019 dans le cadre des enquêtes relatives à Mme Park ; il était soupçonné d’un manque de partialité en faveur de l’ancienne présidente. Toutefois ce sont surtout les dirigeants de groupes industriels et financiers qui sont emprisonnés ; les figures les plus éminentes en ont été d’une part le défunt Lee Kun-hee et son fils Lee Jae-yong, dirigeants de Samsung, accusés de corruption, détournement de fonds et parjure, et aussi d’exercer une influence excessive sur le monde politique et dans la vie des affaires mais ils ne sont pas les seuls.
Ce contexte n’a pas échappé au monde médiatique et nombreux sont les films comme « Parasite » ou les séries télévisuelles qui évoquent les tensions entre pouvoir et contre-pouvoirs, rivalités entre ceux-ci et déchirements familiaux au sein de grands groupes industriels. En Corée du sud les fractures sociales et politiques ne sont pas moindres que dans les autres démocraties…et la justice y est appliquée avec rigueur et célérité.