Par Jean-François Di Meglio, Président d’Asia Centre et Clément Durif, chargé de recherche à Asia Centre
Au moment où d’intrépides navigateurs jouent avec les subtilités météorologiques qui seront les clés de la victoire d’une course océanique autour du monde dont le suivi virtuel pour beaucoup d’Européens confinés reste un rare moyen d’évasion et d’ouverture des horizons globaux dans un monde qui semble se rétrécir, et au moment où les visages du futur pouvoir régissant la première puissance mondiale sont encore flous, quinze pays d’Asie répondent avec leur légendaire pragmatisme aux difficultés actuelles.
« Au Viêt-Nam », mais surtout via visioconférence, vient d’être signé l’accord entre quinze pays asiatiques mettant en œuvre, conformément à un agenda qui aura été respecté jusqu’au bout, le « Regional Cooperation Economic Partnership » (RCEP). Les dix pays membres de l’ASEAN ont répondu présent, et autour de ce projet “récupéré” par la Chine au cours de ses différentes évolutions depuis 2012, quatre autres pays sont venus s’agréger : l’Australie, le Japon, la Corée et la Nouvelle-Zélande. Cette alliance commerciale nouvelle a une réalité tangible en représentant 30% de la population mondiale et 30% du PIB mondial. Elle a aussi une apparence, soulignée par le Premier ministre chinois Li Keqiang, celle du « multilatéralisme ». Si Li célèbre en effet cette signature comme une « victoire du libre-échange », elle met également en évidence de nombreuses ambiguïtés nous rappelant que, contrairement à l’Occident, cette partie du monde est capable de surmonter de façon pragmatique des contradictions parfois trop théorisées.
Parmi les ambiguïtés, il faut évoquer premièrement celle qui qualifie la nature même de cet accord. Face au projet avorté de « Trans Pacific Partnership » (TPP) lancé à l’époque par le Président Obama, qui voulait en plus des négociations commerciales couvrir de nombreux aspects de propriété intellectuelle et de circulation des personnes, le RCEP se concentre quant à lui principalement sur l’abaissement des barrières tarifaires. Cet accord, qui dès son origine constituait pour la Chine une arme anti-TPP, vise effectivement et quasi uniquement une diminution des droits de douanes sur près de 91% des marchandises échangées entre les pays concernés. Loin de l’approche holistique du TPP, il élude les perspectives « progressistes » concernant le secret industriel, la circulation des personnes et des travailleurs, les droits de propriété intellectuelle, ou encore la protection de l’environnement. Le RCEP peut donc susciter des questions sur la cohérence de cette signature avec les politiques commerciales inscrites dans l’ADN de certains des pays membres.
Par ailleurs ces ambiguïtés apparaissent d’autant plus clairement lorsque l’on constate les disparités de systèmes économiques peu « compatibles » régissant les pays membres : s’agissant de membres à part entière de la sphère libérale comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, de pays traditionnellement plus jaloux de leur souveraineté économique et commerciale comme le Japon ou la Corée, et de pays dont l’attachement au libre-échange est plus le signe d’un opportunisme intelligent que d’une continuité de doctrine.
Plus frappantes encore sont les contradictions entre l’entente manifeste résultant de cette signature et les conflits, majeurs ou anecdotiques, entre pays membres eux-mêmes, comme par exemple celui qui s’est ouvert entre l’Australie et la Chine en partant d’un déclenchement purement politique, celui qui oppose la Corée et le Japon sur des terrains divers, et celui qui continue entre plusieurs pays de l’ASEAN (dont…le Viêt-Nam) et la Chine sur des questions territoriales et de droit de la mer et de pêche.
Le Premier ministre chinois parle de multilatéralisme. Mais, au moment où le commerce international s’effondre, on peut naturellement interpréter la concrétisation du RCEP comme la consolidation d’une vaste « zone commerciale spéciale », isolée des dangers de récession portés par la contamination et les ralentissements économiques « ailleurs ». En créant des débouchés commerciaux au plus près de son territoire, la formation de ce bloc régional conforte en effet la relance économique de la Chine, annoncée sous l’égide d’un recentrage géographique de ses leviers de croissance au travers de la stratégie de « double circulation » (voir la note d’Asia Centre « République populaire de Chine. La nouvelle stratégie de « double circulation » économique : un slogan pour en remplacer un autre ? »). Le multilatéralisme à la chinoise risque bien d’être une addition de bilatéralismes ou, au mieux un « régionalisme », dont la préfiguration était déjà apparue via la multiplication récente des « Free Trade Agreements » entre régions ou pays.
De façon ironique, ou subtile, la présence et même la visibilité affirmée d’un pays comme la Corée dans le groupe des signataires de cet accord est une étrange réponse au risque d’échec de la candidature coréenne à la tête de l’OMC, institution multilatérale par excellence, pour laquelle le vote, suspendu encore à la position de quelques pays-clés, a été retardé et reste en balance. Toutefois, démontrer l’existence « d’alternatives » aux grands « machins » internationaux de l’après-guerre est peut-être aussi un bon moyen de réitérer les volontés centrifuges de pays libéraux par construction comme la Corée, au sein d’institutions, et, qui sait, de recueillir finalement des voix en fuite.
Tous ont donc répondu présent. Tous, à part l’Inde, donc : mais il est vrai que son degré d’ouverture économique est l’un des plus faibles parmi les pays de la région. Elle est donc assez logiquement absente de l’accord auquel elle aurait pu participer Elle souligne ainsi qu’elle privilégie clairement la logique de l’Indo-Pacifique et se montre peut-être aussi plus “systématique” (sans dire “psychorigide”) que les pays de l’Asie orientale, et même que certains pays (Australie et Nouvelle-Zélande) anglo-saxons qu’on pourrait à l’occasion (et exceptionnellement) « soupçonner » de mercantilisme. L’Inde, confirme aussi par son absence la potentielle montée des “blocs” et de l’opposition frontale avec la Chine qui s’est amplifiée tout au long de l’année 2020 du fait des conflits frontaliers dans l’Himalaya.
En termes de poids économique, si le RCEP dessine plus nettement les contours d’un ordre commercial mondial de plus en plus régionalisé ou fragmenté, les résultats concrets se feront peut-être attendre. Mais en termes d’écart entre l’attention que méritent les initiatives venant d’une partie stratégique du monde de demain et celle qui semble lui être portée par les observateurs occidentaux, le progrès décisif accompli en ce jour par le RCEP met en exergue le risque de décrochage, amplifié par la pandémie, des tenants d’un Occident qui ne saurait faire son « aggiornamento ».