Jean-Yves Colin, chercheur associé à Asia Centre.
Voilà près de trois mois que Yoshihide SUGA est Premier Ministre (PM) du Japon succédant à Shinzo ABE démissionnaire pour raison de maladie grave. Que dire de ces premiers mois de gouvernement ?
La personnalité du nouveau PM n’aide guère à les caractériser. Il n’a pas celle davantage charismatique de son prédécesseur (du moins pour son second mandat de 2012 à 2020), de Junichiro KOIZUMI (2001-2006) ou Yasuhiro NAKASONE (1982-1987). Ni le profil d’un Premier Ministre issu de la haute fonction publique comme Takeo FUKUDA (1976-1978), son fils Yasuo (2007-2008) ou Kiichi MIYAZAWA (1991-1993). Ni l’autorité de Shigeru YOSHIDA (1948-1954) et Nobosuke KISHI (1957-1960) pendant l’après-guerre, bâtie par l’Histoire.
Celui avec lequel il semble le plus proche est sans doute Noburo TAKESHITA (1987-1989). Comme ce dernier qui fut le fidèle secrétaire et conseil de Kakuei TANAKA (1972-1974), Yoshihide SUGA le fut pour Shinzo ABE pendant ses années de PM. Comme lui à force d’habilité manœuvrière, il a su arriver au premier rang du Parti Libéral Démocrate (PLD). Entré en politique tardivement et sans base locale forte ou soutien familial dynastique, et sous une apparence quelque peu frêle et grise il a écarté les chefs de clan de son parti. Il s’est imposé comme le garant de la stabilité politique du pays et de la permanence du PLD au pouvoir. Une prééminence politique que les gouvernements de centre gauche de Naoto KAN (2010-2011) et Yoshihiko NODA (2011-2012) n’ont pas sérieusement ébranlée, pas plus que les gouvernements de coalition des années 1990 de Morihiko HOSOKAWA (1993-1994) et Tomiichi MURAYAMA (1994-1996). La grisaille du Premier Ministre SUGA – ce peut être un atout au Japon – lui permettra-t-elle de durer ou bien sera-t-il un PM dont les étrangers et même une bonne partie des japonais oublieront rapidement le nom ?
En politique intérieure son arrivée au pouvoir a coïncidé avec une troisième vague du COVID 19, plus forte que celles d’avril puis de juillet-août. Certes les chiffres de contaminés et de décès (respectivement 183 017 contaminés avec un rythme de 1 500 ~ 3 000 cas journaliers et 2 662 décès au 14 décembre) n’ont rien à voir avec ceux observés en Europe et encore au moins aux Etats-Unis. De nature à faire envie à tout responsable politique européen ou nord-américain, ils se comparent moins favorablement à ceux de Corée du Sud, Taiwan et Singapour. Le Japon ne connaît ni confinement ni couvre-feu « à la française » et les recommandations sanitaires y sont, par civisme, respectées. Néanmoins certains hôpitaux à Tokyo mais aussi dans des préfectures moins bien équipées comme Hokkaido font part de leur inquiétude s’agissant de l’utilisation des lits de réanimation. Cette situation polarise les efforts du nouveau gouvernement qui envisage des transferts de personnels médicaux entre préfectures et même le déploiement des Forces d’Auto-Défense dans certains sites hospitaliers. De plus, du fait des règles constitutionnelles, le gouvernement doit partager sa compétence dans le domaine de la santé avec les gouverneurs élus des préfectures, en particulier avec Mme KOIKE, maire de la Métropole de Tokyo. Il garde enfin en arrière-plan la perspective des Jeux Olympiques reportés à l’été 2021, pour lesquels un dépassement budgétaire important est prévu, voire une toujours possible annulation en cas de persistance de la pandémie au Japon et ailleurs.
Le gouvernement Suga, comme d’autres, est particulièrement attentif à réduire l’impact de la Covid-19 sur la situation économique. Pour autant celui-ci ne sera pas négligeable : selon l’OCDE le recul du PIB nippon serait de 5.3 % en 2020, soit du même ordre que celui de l’Allemagne (-5.5 %), nettement inférieur à ceux de la France et du Royaume-Uni (respectivement – 9.1 % et – 11,2 %) mais sensiblement supérieur à celui de son concurrent coréen (-1.1 %). Le gouvernement nippon a cherché à stimuler la demande interne. Après deux lois de finances rectificatives préparées par le gouvernement ABE, le nouveau gouvernement en a annoncé une troisième d’un montant de 73 600 milliards de yens (soit 584 milliards €) ; son financement sera assuré par de la dette largement refinancée par la Banque du Japon comme l’est le déficit budgétaire depuis de très nombreuses années, bien antérieurement avant la crise financière de 2007-2008. Une mesure destinée à favoriser le tourisme national et les dépenses correspondantes a été en particulier mise en lumière ; il s’agit du dispositif « Go to Travel » lancé en juillet dernier de réduction de 50 % des frais de voyage et des chèques-repas « Go to Eat » mais du fait de la recrudescence de la pandémie, les villes d’Osaka et Sapporo en sont d’abord sorties, puis il a été décidé de suspendre le dispositif du 28 décembre au 11 janvier ce qui correspond à la période, étendue, du Nouvel An (O-Shogatsu).
Enfin le PM a fait preuve de maladresse, début octobre, en annonçant son refus de nommer six professeurs au Conseil Scientifique consultatif chargé de conseiller le gouvernement dans les domaines académiques. Ce refus, une première depuis la création de ce Conseil, n’a pas été justifié et la presse l’a immédiatement mis en lien avec des déclarations hostiles de ces professeurs à des décisions du gouvernement de Shinzo ABE. Ce faux-pas a été analysé comme une manifestation d’autoritarisme dans la continuité du gouvernement précédent. En outre les « affaires » qui ont nui à Shinzo ABE comme celle de l’utilisation de fonds publics à des manifestations partisanes sous les cerisiers en fleurs ne sont pas closes (les procureurs de Tokyo souhaiteraient interroger l’ancien PM) et pèsent sur le nouveau PM qui était au cœur du gouvernement ABE. A cela s’ajoute la controverse née d’une publicité récente de Nike fustigeant ce qui serait un rejet structurel des étrangers au nom d’une homogénéité culturelle, avec un PLD peu préparé à faire face à ce type d’incident médiatique. Pour autant tous ces événements ne sont que des péripéties, au pire des banderilles pour le nouveau gouvernement.
L’apparente continuité du COVID-19 et de style de gouvernement a jeté in fine une ombre sur les orientations relatives à l’économie numérique et la politique écologique que Yoshihide SUGA a voulu mettre en avant dans son discours de politique générale ou à la tribune virtuelle des Nations Unies, ou par diverses interventions ponctuelles, et qui restent au stade actuel de déclarations de principe en attente de réalisations.
Continuité de la COVID-19, de la politique économique et des sujets politiciens en politique intérieure, mais surtout continuité à l’international.
Au cours de ses trois premiers mois, Yoshihide SUGA s’est résolument inscrit dans les pas de son prédécesseur. Ce fut le cas, début octobre, lors de la réunion quadripartite des ministres des affaires étrangères des Etats-Unis, du Japon, de l’Inde et de l’Australie – le « Quad » vu à Pékin comme une alliance encerclant la Chine et destinée à contenir ses ambitions. Le chef de la diplomatie américaine Mark Pompeo qui a prolongé sa visite à Tokyo en se rendant à Séoul, Oulan-Bator et New Delhi, a réaffirmé que « l’alliance nippo-américaine est la pierre angulaire de la paix, de la sécurité et de la prospérité dans une région Indo Pacifique libre et ouverte », ce à quoi le PLD et le PM souscrivent sans réserve. Des manœuvres militaires nippo-américaines ont récemment été effectuées dans le sud-ouest et nord-ouest du Japon dans l’hypothèse d’attaques sur des îles éloignées.
Le Quad a trouvé une expression significative avec l’accord d’accès réciproque conclu entre l’Australie et le Japon à la mi-novembre lors la visite de Scott Morrison, le PM australien, à Tokyo, et à un moment de fortes tensions entre l’Australie et la Chine. Cet accord en négociation depuis 2013 sous le gouvernement ABE a des origines anciennes, à l’époque du gouvernement de Yasuo FUKUDA (2007-2008) et même de son père qui en 1977 avait élaboré la doctrine FUKUDA visant à faire de la région Indo Pacifique une « mare nostrum » entre démocraties de cette zone. Le nouvel accord nippo-australien prévoit une interopérabilité des troupes des deux pays, et des possibilités de stationnement et de manœuvres dans chacun des pays. Cette bonne entente s’est de nouveau manifestée lors de la récupération et du transfert de la sonde Hayabusa qui a atterri dans le désert australien tout début décembre.
Entre début octobre et mi-novembre, le PM japonais a également fait son premier voyage officiel à l’étranger au Vietnam, au cours duquel il a réaffirmé lui aussi le principe d’une « région Indo Pacifique libre et ouverte » et renouant ainsi avec celui de Shinzo ABE en 2013.
La constance de la diplomatie nippone autour de l’alliance avec les Etats-Unis et du concept Indo Pacifique n’exclut évidemment pas le réalisme. Fin novembre, le Conseiller d’Etat et ministre des affaires étrangères de la Chine, Wang Yi, s’est rendu successivement à Tokyo et Séoul. Il a rencontré son homologue Toshimitsu MOTEGI et le PM. Les deux parties ont chacune exprimé leur différend sur les îles Senkaku mais aussi considéré essentiel de poursuivre leur coopération politique et économique. Lors du 16ème Forum Beijing Tokyo qui se tenait quelques jours à peine après cette visite, Wang Yi a eu cette jolie métaphore pour résumer les relations entre le Japon et son pays : « Bien que séparés par des montagnes et des rivières, nous partageons le vent et la lune sous le même ciel ».
Cette formulation poétique avait trouvé une traduction plus terre à terre à la mi-novembre quand a été signé le Partenariat Economique Régional Global (RCEP) par dix pays : ceux de l’ASEAN, la Chine, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Japon. Cet accord préfigure une forme de marché commun de la zone Asie Pacifique – sans les Etats-Unis depuis le rejet par le Président Trump du Partenariat Trans Pacifique / TPP élaboré sous son prédécesseur à la Maison Blanche. Il a été considéré par beaucoup en Europe comme la manifestation d’une victoire éclatante de la Chine, mais le point de vue est différent à Tokyo. Le RCEP est d’abord l’aboutissement de plusieurs projets menés par la Chine (celui dit ASEAN +3), le Japon (celui dit ASEAN+6) et l’ASEAN à l’initiative du projet signé. De plus le Japon a établi depuis l’après-guerre mondiale des liens forts avec les pays de l’ASEAN et renforcés à partir des années 60, ce qui traduisait politiquement la doctrine FUKUDA. Après la signature du RCEP, les rumeurs ont annoncé que la Chine pourrait rejoindre le partenariat transpacifique global et progressiste conclu en 2018 pour succéder au défunt TPP et que la diplomatie nippone souhaiterait convaincre l’Inde de rejoindre le RCEP.
Le pragmatisme commercial japonais a trouvé une autre manifestation avec l’annonce à la mi-septembre, de la signature prochaine d’un accord commercial avec Londres, le premier post-Brexit conclu par le Royaume-Uni, et visant à compléter celui existant avec l’Union Européenne. Cet accord, « historique » selon Boris Johnson, était important pour Tokyo car le Japon a toujours fait preuve d’une vive inquiétude à l’égard du Brexit au motif que dans les années 1980 le Royaume-Uni a été la tête de pont de sa présence en Europe, notamment pour son industrie automobile et ses activités financières, au côté de ses implantations en Allemagne, dans le Benelux et en France.
Un pays ne bénéficie cependant pas du même pragmatisme jusqu’à présent : la Corée du Sud avec laquelle Yoshihide SUGA continue la politique de fermeté de Shinzo ABE. Le Président MOON Jae-in a adressé très vite une lettre courtoise de félicitations au nouveau PM japonais dès son arrivée au pouvoir mais depuis lors rien n’a vraiment évolué sur le fond entre les deux pays. Toutefois il faut noter la nomination au poste d’ambassadeur à Tokyo de KANG Chang-il (68 ans), proche du Président ; diplômé de l’université de Tokyo et ex-président de l’union des parlementaires sud-coréens, bon connaisseur du Japon il peut jouer un rôle significatif dans les relations bilatérales ; un changement d’ambassadeur japonais à Séoul est également en cours dans le cadre d’un mouvement diplomatique.
Au total c’est une forte continuité avec le gouvernement ABE qui caractérise les premiers mois du gouvernement SUGA. Il bénéficie aujourd’hui d’un soutien de l’opinion publique fort (longtemps à 55~60% selon les sondages, mais qui vient de chuter à 42%) sans doute plus par défaut que par enthousiasme. Son avenir et sa pérennité seront principalement dictés par l’évolution de la crise de la COVID-19 tant dans ses aspects sanitaires qu’économiques plus que par d’autres considérations. La population japonaise a en effet pleinement conscience que la situation du pays est à la fois moins compromise et dégradée qu’en Europe et aux Etats-Unis, protégée de l’extérieur par une quasi-fermeture des frontières, mais a aussi le sentiment des aléas et faiblesses actuelles du système de santé nippon, ainsi que des performances de plusieurs voisins asiatiques.