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Corée du Nord : Joe Biden déjà au pied du mur

North Korea (2)

Maxime Fabret, chargé de recherche à Asia Centre.

« Qu’a-t-il fait ? Il a légitimé la Corée du Nord et discute amicalement avec un voyou ». Cette saillie de Joe Biden lors du débat télévisé du 22 octobre était destinée à clouer au pilori la stratégie employée par le président sortant sur le dossier nord-coréen. En effet, 12 jours auparavant, Kim Jung Eun présentait aux yeux du monde un ICBM[i] géant et inconnu lors d’un défilé militaire organisé à l’occasion du 75ème anniversaire de la fondation du Parti des travailleurs (조선로동당). La patience stratégique choisie par Mike Pompeo depuis l’échec des négociations de Hanoi n’aura manifestement pas fonctionné et offert à Joe Biden une occasion de démolir le bilan trumpien d’un des plus gros volets de la diplomatie américaine.

Pourtant rappelons-nous, le mandat du président sortant a débuté par une escalade de tensions. Début 2018, il semblait prêt à mener son pays et la communauté internationale sur le sentier de la guerre[ii]. Finalement, 6 mois plus tard se tenait le sommet de Singapour suivi de celui de Hanoi en février 2019. Mais les négociations se soldèrent par une impasse, comme si l’ivresse de la détente se heurtait brutalement à la réalité. Kim Jung Eun était prêt à proposer le démantèlement du complexe de Yongbyon, tandis que Donald Trump souhaitait mettre directement l’arme nucléaire sur la table des négociations. De février 2019 à juin 2020 suivait alors l’attente. Il est probable que Trump ait compté sur les l’effet cumulatif des sanctions pour voir le jeune leader revenir à la table des négociations et céder sur sa ligne. A la place, le régime choisissait de dynamiter le bureau de liaisons et relancer la menace nucléaire.

Le mandat de Donald Trump à l’égard de Pyongyang a donc été marqué par la succession de quatre temps : l’offensive, la détente, la patience stratégique et la contre-offensive de Kim Jung Eun. Chacun riche d’enseignements et permettant de dégrossir en un temps très court les contours du problème nord-coréen. Et la patience stratégique que reproche Joe Biden ne fut qu’un des chapitres du rapport de force dans lequel s’était engagés Donald Trump et son secrétaire d’État. Ainsi, trois mois après le débat, l’effervescence de la campagne présidentielle retombée et à la lueur de l’expérience acquise, il est légitime de s’interroger sur l’orientation qu’adoptera l’administration Biden dans le dossier nord-coréen. Celle-ci en viendra probablement à la conclusion que la Corée du nord ne renoncera jamais à son programme nucléaire, malgré des sanctions censées endiguer son développement depuis près de quinze ans, laissant finalement la place à une nouvelle réflexion sur la stratégie à adopter.

Un programme nucléaire inéluctable

Le 2 décembre, William Perry, ancien secrétaire d’état à la défense de Bill Clinton déclarait lors d’un forum organisé par l’INSS[iii] et l’Université de Standford que « la dénucléarisation de la Corée du Nord est mission impossible et n’importe quel émissaire tenu de mener à bien cette mission échouera [iv]». L’affirmation, sans équivoque, rompt sèchement avec les objectifs officiels affichés par la communauté internationale et les États-Unis. Force est de constater qu’ils ne sont pas atteints. Une raison qu’il faut tout d’abord trouver dans la nature même de l’existence du programme nucléaire. Car c’est pour Pyongyang une véritable nécessité vers laquelle le régime devait se tourner quasi-naturellement qui se comprend à la lueur de la matrice de survie du régime au tournant du millénaire. Si le sujet y est bien entendu antérieur, rappelons qu’un accord cadre de gel du complexe de Yongbyon avait été conclu en 1994 par l’administration Clinton. Mais la reprise du programme nucléaire aura trouvé un prétexte lors de l’inscription par les USA en 2002 de la Corée du Nord à la liste des états soutenant le terrorisme. La menace d’une intervention militaire américaine sur l’exemple de l’Irak aurait poussé le régime à une « prise de conscience de sa vulnérabilité face à une potentielle future offensive » selon un rapport au Congrès du 17 octobre 2006[v] et pourrait avoir participé au réveille des velléités d’une défense nucléaire dissuasive. En 2003 le pays se retirait du TNP[vi] et dans la perspective du régime, acquérir la bombe est alors devenu un enjeu de souveraineté. Souveraineté militaire d’abord, afin de garantir la défense d’un territoire toujours en guerre après 50 ans, mais aussi politique. En effet, le pays autrefois plus développé que sa rivale du sud, a montré les limites de la planification communiste aux yeux du monde en l’espace d’un demi-siècle. Il a perdu son parrain soviétique, son voisin chinois s’est converti à l’économie de marché et il se rattache désormais au Juche (주체사상) théorisé dans les années 1972 pour constitutionnaliser son isolement. Car le régime sait que la Corée du Nord, dans sa forme actuelle, est inadaptée au monde qui l’entoure, tant sur le plan économique que politique. L’ère de la mondialisation, de la démocratisation des idées et des doctrines économiques libérales, dominante depuis le début des années 1990, est devenu un environnement hostile à la survie du dernier régime stalinien et ferait de sa population paupérisée une proie de l’économie de marché. Le programme nucléaire est donc ici le ciment de la cohésion nationale et la garantie de survie de ce modèle politique hybride dominé par une dynastie communiste et une élite militaire.

L’inéluctabilité de la prolifération nucléaire à l’échelle nord-coréenne se mesure également par l’avancée du programme militaire. Un développement erratique aurait laissé planer le doute sur la détermination de Pyongyang. En réalité, le régime a mené en 15 ans, d’un pas décidé, un programme régulier avec une véritable montée en puissance de ses capacités nucléaires à application militaire. Le premier volet passa par la conception et la réalisation de la bombe. Bombe à fission (ou bombe A) dans un premier temps, avec les essais de 2006, 2009 puis 2013 estimés respectivement à 0,7kt, 5,4kt et 14kt ; suivie de la bombe – revendiquée – à hydrogène (ou bombe H) avec les 2 essais en 2016 de 10kt et 20kt et enfin celui de 2017 d’une puissance estimée par le renseignement américain entre 70kt et 280kt[vii].[viii]Considérant avoir atteint ce premier objectif, le régime officialisait la fin des essais en avril 2018. Dans le même temps, Pyongyang procédait à la confection de vecteurs balistiques en brisant une à une les limites de la miniaturisation des charges et de la diversification des modes de lancement. L’Agence du Renseignement de la Défense américain estimait en 2017 que la Corée du Nord était « parvenue à atteindre un niveau de miniaturisation nécessaire pour l’emport d’une charge nucléaire sur un missile balistique à courte portée (SRBM) ou un missile balistique intercontinental (ICBM) ». Mieux, le passage au propergol solide associé au système de guidage satellite autorise désormais à un SRBM comme le KN-23 à suivre une trajectoire tactique atypique destinée à esquiver une interception missile. Un tel missile présente un défi pour un système comme le THAAD[ix] déployé par Séoul depuis 2017. En juillet 2020, un rapport commandé par le congrès américain[x] prévenait, lui, des avancées nord-coréennes dans le domaine des SLBM. Lancé depuis des SNLE[xi]de classe Sinpo, ces missiles comme le Pukguksong-3/KN-26 testé en 2019 au large de Wonsan[xii] pourraient théoriquement atteindre le territoire américain en s’arrachant de la contrainte de l’éloignement, diminuant ici aussi les probabilités d’interception. Le gigantesque ICBM de 25 mètres présenté par Pyongyang dans la nuit du 9 au 10 octobre[xiii] aura certes retenu l’attention du monde entier mais s’inscrit en réalité dans un ensemble de lancements variés qui traduit une véritable montée en puissance d’un programme nucléaire probablement déjà arrivé à maturité.

Si l’arme nucléaire a des propriétés militaires dissuasives évidentes, elle est aussi une arme diplomatique dont le régime ne comptera pas se séparer. Elle lui permet de pratiquer un chantage régulier auprès de la communauté internationale. A titre d’exemple, les négociations autour de la fermeture du site de production de plutonium de Yongbyon a permis au régime d’entrer dans une période de pourparlers entre 2007 et 2009 débouchant sur la levée de certaines mesures de coercition dont elle faisait l’objet. En 2007, l’allègement des sanctions aura permis au régime de récupérer près de 25 millions de dollars d’avoirs gelés à l’étranger et de s’approvisionner en carburant avant que le pays ne soit officiellement retiré un an plus tard de la liste des pays soutenant le terrorisme. Mais surtout, la Corée du Nord a prouvé qu’elle pouvait faire de son arsenal nucléaire un instrument de menace politique à l’encontre de ses adversaires. En présentant l’ICBM géant en pleine campagne de réélection, Kim Jung Eun aurait porté un coup dur à celui qui lui avait fait miroiter une levée des sanctions et brandissait jusqu’ici fièrement le résultat de son administration sur le plan diplomatique. Le dossier nord-coréen est un dossier fondamental de la diplomatie américaine qui cristallise les relations de Washington avec ses alliés coréens et japonais ainsi que ses rivaux chinois et russes depuis 1950. Et Kim Jung Eun aurait délibérément choisi de reporter la démonstration de force afin de fermer en grandes pompes la parenthèse de la détente la veille des débats télévisés. La présentatrice Kristen Welker n’a pas manqué d’interroger Donald Trump sur ce retournement de situation à cette occasion et soulevé un problème qui n’a pu que s’ajouter aux obstacles sur le chemin de sa réélection. L’inéluctabilité du programme nucléaire de Pyongyang se révèle donc multiple. Il est une nécessité intrinsèque et aboutie du régime et s’est révélé être une redoutable arme politique à destination dont la future administration Biden devra se méfier.

Des sanctions inefficaces

L’inefficacité des sanctions est un lieu commun dans la compréhension du problème nord-coréen. Le sujet est régulièrement soulevé par les chercheurs et les journalistes[xiv]. Le verdict part d’un constat qui devra retenir l’attention de l’administration montante : les sanctions n’ont pas empêché le royaume ermite de se doter d’un arsenal nucléaire. Il convient de faire un état des lieux en commençant par un tour d’horizon des sanctions et de leurs effets. De 2006 à 2017, le Conseil de Sécurité de l’ONU aura frappé Pyongyang de 10 résolutions[xv] visant à endiguer la prolifération nucléaire. Washington et Bruxelles les ont accompagnés avec la rédaction du chapitre II, « Enhanced Procedures » du Patriot Act et des mesures restrictives autonomes[xvi] déclinant à leur niveau les sanctions de l’ONU ou les complétant dans le cadre de la très puissante extraterritorialité du droit américain[xvii]. Les domaines sont variés : interdictions de voyages, gels d’avoirs de personnes et d’institutions, contrôles renforcés du transport maritime à destination ou en provenance de la Corée du Nord, interception et neutralisation de marchandises, surveillance des nationaux et institutions financières nord-coréennes présents sur le territoire ou encore contrôle des crédits à l’exportation. Les sanctions conçues à l’origines pour contenir précisément l’effort industriel balistique et nucléaire ont progressivement glissé vers des applications plus larges depuis 2016, année du premier essai revendiqué de bombe H.  Le régime de sanctions qui a suivi a eu dès lors pour but de mettre à genou l’économie nord-coréenne, paralyser le tissu industriel et surtout atrophier les revenus du régime pour en désolidariser les élites. A titre d’exemple, la résolution 2375[xviii] de 2017 limite considérablement les importations de pétrole tandis que la résolution 2371[xix] de la même année contraint fortement les achats de minerais ou de fruits de mer à Pyongyang, l’une des dernières ressources de devises, en imposant le respect de très lourds protocoles administratifs. L’embargo corsète le pays au point qu’en 2018 l’envoi de matériel sportif par l’ONU dans le cadre de la préparation aux Jeux Olympiques a été bloquée par Washington[xx]. En somme, on comprend que les échanges de la Corée du Nord sont actuellement extrêmement limités en dehors du contexte humanitaire. Et c’est bien là le risque de la stratégie des sanctions choisie depuis quinze ans : l’équipe Biden pourrait bien accéder au dossier dépourvu de la seule arme dont son pays et la communauté internationale disposaient pour négocier.

Pourtant, l’administration américaine sait depuis longtemps que les sanctions n’empêcheraient pas Pyongyang de se doter de l’arme nucléaire et punirait exclusivement la population. Un document déclassifié du National Intelligence Council, fruit d’une coordination avec les différents services du renseignement américains et datant de 1991[xxi] révèle que les effets de l’embargo que nous observons actuellement avaient déjà été anticipés. Les analystes y concluaient que « des sanctions économiques ne pousseront pas la Corée du Nord à abandonner son programme » sans faire vaciller le pouvoir car « un embargo causerait une chute de la production et mettrait la population nord-coréenne dans de grandes difficultés » mais « ne menaceraient pas le régime. Il s’appuierait dessus pour mettre le pays en alerte et renforcer sa propagande ». Pourquoi des sanctions sont-elles donc appliquées ? Comme mentionné plus haut, elles sont tout d’abord la seule arme diplomatique dont disposent la communauté internationale. Mais elles sont aussi le seul moyen crédible dans la lutte contre la prolifération nucléaire. Si la communauté internationale a échoué à dissuader le régime de se doter d’un arsenal nucléaire, elle aura cependant réussi à contenir la prolifération à l’échelle nord-coréenne. Marianne Péron-Doise, chercheuse en stratégie et sécurité maritime en Asie du Nord, conclut dans une note de 2016[xxii] que « la prolifération nord-coréenne a été contenue, il n’y a pas eu de transfert de technologie sensible vers des pays tiers ou des acteurs non étatiques ». Des pays comme le Pakistan, la Syrie ou l’Iran – conservant des relations avec Pyongyang – auraient bénéficié de transferts de technologie balistique en échange de devises, mais pas de transfert de technologie nucléaire. Cet endiguement entre en résonnance avec la lutte contre la prolifération nucléaire iranienne pour garantir la stabilité du Moyen-Orient. Toutefois, Donald Trump n’aura pas seulement été guidé par cet impératif lorsqu’il entreprit une nouvelle salve de sanctions une fois en fonction. En 2017, pas moins de 4 résolutions furent votées par le Conseil de Sécurité[xxiii]. En négociateur aguerri, l’ex-président a probablement compté sur ce brutal durcissement pour peser davantage lors des futures négociations avec Kim Jung Eun. De même, les menaces d’une intervention militaire (inconcevable compte tenu de la distance qui sépare Séoul de la DMZ[xxiv] et de la proximité du parrain chinois) à l’encontre du régime fin 2017 doivent être comprises comme un prélude aux négociations.

Mais les négociations ont échoué. Suite aux sanctions, aux menaces d’intervention militaire puis à la patience stratégique mise en œuvre à compter de février 2019, Kim Jung Eun n’a pas reculé. Il aura même réussi là ou l’administration américaine précédente a échoué : se maintenir au pouvoir malgré un échec politique et une pandémie. Car la quête du nucléaire faisait l’objet d’un contrat politique entre le leader suprême et sa population. L’arme atomique justifiait les nombreux sacrifices et devait finalement apporter la paix et la prospérité à la nation assiégée[xxv]. Cet échec politique poussa finalement le jeune leader à essuyer quelques larmes lors d’un discours[xxvi] à la population le soir du défilé du 12 octobre où il conclut que loin de remettre en cause ses choix stratégiques plébiscités par une « population qui croit et soutient complètement ses choix et ses décisions », « les difficultés que le peuple continue de vivre sont dues à un manque d’effort et de sincérité »[xxvii]. Sa responsabilité n’est donc pas en jeu, le terme est volontairement vague et renvoie aux purges de bouc-émissaires (classiques dans un régime d’inspiration stalienne) que le gouvernement applique depuis 2017[xxviii]. La nomenklatura ne semble pas avoir réagi au revers politique de Kim Jung Eun qui a réduit les risques de désolidarisation par une nouvelle phase de rigidification du régime. Enfin, la fermeture de la frontière avec la Chine, dernière perfusion de contrebande après l’embargo, aura prouvé au monde l’ultra-résilience du régime. Il est toujours debout et sa dynastie est conservée malgré une seconde phase de paupérisation des nord-coréens[xxix]. La nouvelle administration Biden héritera donc du dossier avec la certitude empirique que les sanctions n’ont pas fait plier la Corée du Nord tant par leur effet direct sur la robustesse du tissu industriel nucléaire que par leur pouvoir diplomatique dans le cadre de négociations. Elles auront par ailleurs offert au régime l’occasion de démontrer son exceptionnelle résilience et de sortir vainqueur d’un bras de fer qui poussera sans doute Washington et ses alliés à repenser leur stratégie.

Vers un véritable dialogue ?

Parmi ces derniers, la Corée du Sud est habituée à un adoucissement ponctuel de ses relations avec le Nord. Déjà en 2000 la Sunshine Policy (햇볕 정책) de Kim Dae-Jung avait réchauffé leurs relations, menant à des échanges, des projets communs et des négociations.  Cette politique a fini par être cyclique, déployée en temps voulu par les administrations sud-coréennes pour des motifs de politique intérieure ou comme prélude aux négociations, à l’instar de la présidence de Moon Jae-In lors de la détente de 2018. Le rapprochement Nord-Sud est un projet cher aux sud-coréens pancoréanistes pour qui la paix sur la péninsule passera par le dialogue. Le climat de détente formidable entre juin 2018 et juin 2020[xxx] aura profondément marqué l’esprit de cette population pour qui le rapprochement était unique et historique. Le pancoréanisme cher à tant d’habitants de la péninsule aura été effleuré. A Panmunjeom (반문점), localité historique proche de la DMZ où fut signé l’armistice de 1953, les chefs d’État des deux Corées signaient le 27 avril une déclaration de coopération et de réconciliation. Les parties s’engageaient entre autres, à « cesser complètement tout actes hostiles par air, terre ou mer, sources de tension et de conflits militaires ». La déclaration se destinait à être un tremplin vers la ratification d’un traité de paix, maintes fois réclamé par Pyongyang comme un préalable à la dénucléarisation de la péninsule. Le rapprochement par le dialogue, qu’il soit un appât de Pyongyang ou une véritable volonté politique a permis à la Corée du Nord de prouver au monde que des relations apaisées avec Séoul et la bête noire américaine étaient accessibles par le dialogue, au bénéfice des nations ayant autrefois participé aux Six-party talks[xxxi].

Le 22 novembre, Joe Biden nommait officiellement le nouveau secrétaire d’État américain. Ce sera Antony Blinken. L’ancien adjoint à ce même secrétariat d’État sous d’Obama est l’un des architectes de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou JCPOA[xxxii]. Il est rompu aux négociations sur la thématique nucléaire. Le choix n’est pas anodin, il laisse supposer que Joe Biden entendra renouer le dialogue avec Téhéran et, pourquoi pas, appliquer la même stratégie dans le pacifique en ouvrant des négociations avec Pyongyang sur une ligne plus souple que son prédécesseur. Le JCPOA se basait sur une « levée progressive des sanctions de l’ONU conditionnée au respect par l’Iran de ses obligations nucléaires »[xxxiii]. C’est cette progressivité qui a fait défaut durant les négociations de Hanoï et c’est peut-être par celle-ci que de nouvelles pourraient reprendre. Blinken appelle aussi également de ses veux une reprise de la coopération interalliée lors d’une conférence en Juillet à l’Institut Hudson « Il est important de trouver des moyens et probablement de nouvelles façons de coopérer entre les nations et les différents intervenant. Il suffit d’évoquer les grands problèmes auxquels nous sommes confrontés (…) qu’il s’agisse du changement climatique, d’une pandémie ou de la prolifération d’armes. Il est évident qu’aucune de ces solutions n’est unilatérale »[xxxiv]. Il part du constat que les États-Unis font face à une démultiplication des enjeux stratégiques et à « la plus difficile et complexe situation sécuritaire internationale depuis des décennies »[xxxv]. Les limites atteintes par la superpuissance dans la lutte contre la prolifération nucléaire dans un monde voué à la multipolarité pourraient la pousser à une profonde réflexion sur la forme qu’elle entend désormais donner à sa suprématie. Alors vers quelles solutions pourrait s’orienter Washington dans la résolution du problème coréen ? S’oriente-t-on vers la mise en place d’une organisation dissuasive inspirée de l’OTAN recommandée par l’ancien conseiller d’Obama Brad Roberts[xxxvi] (et ce, malgré les très nombreux sujets de discorde entre Seoul et Tokyo) ? Ou doit-on s’attendre au passage d’un objectif de dénucléarisation vers un protocole de contrôle progressif de l’armement nord-coréen préconisé par Van Jackson ? Le chercheur et ancien analyste au secrétariat à la défense de 2010 à 2014 considère que cette stratégie « plus réaliste, moins déstabilisante » garantirait aux États-Unis « plus de marge de manœuvre à la table des négociations »[xxxvii].

Toutefois, les obstacles à cette solution demeurent nombreux. La raison pour laquelle elle n’a pas été retenue jusqu’ici est sans doute guidée par deux conséquences indirectes : la détérioration de la crédibilité de la dissuasion américaine (accepter qu’un état rival conserve l’arme atomique alors qu’elle souhaite l’éviter à l’Iran) et surtout la fragilisation de la présence américaine dans cette partie du pacifique. Il s’agit de véritables boites de pandore que l’administration Biden ne souhaitera pas ouvrir si elle entend emprunter le chemin de la résolution du conflit par un contrôle progressif de l’armement nord-coréen. La paix sur la péninsule ne pourra en effet peut-être plus justifier l’existence de l’United State Force Korea (USFK ou 주한미군), ses 28 500 soldats américains présents sur le territoire sud-coréen et les exercices annuels conjoints. Cela soulève alors le problème du rapport que les USA entendent désormais entretenir avec la Chine. Car le dossier nord-coréen est depuis bien longtemps la « pomme de discorde »[i] de rapports sino-américains dont la tension s’est cristallisée avec la crise du Covid-19[ii]. Le déploiement du système anti-balistique THAAD, perçu comme un prétexte pour endiguer ses velléités dans le pacifique, révèle que la Chine semble mal s’accommoder de cet embarrassant voisin qui attire systématiquement l’attention de la communauté internationale et des États-Unis. De même, Pékin fait régulièrement l’objet d’invectives, accusé de détricoter les sanctions de l’ONU[iii]. Le parrain chinois fermerait les yeux sur les activités de contrebande contournant les sanctions de l’ONU[iv] afin de maintenir à bout de bras cet État qu’elle préfère voir moribond plutôt qu’aux mains de Washington. Quoi qu’il en soit, pour Blinken, le défi chinois demeure une priorité : « de toute évidence, nous devons être en mesure de dissuader efficacement l’agression, si la Chine la poursuit » insistait-il à la conférence de l‘Institut Hudson[v].

La diplomatie américaine se trouve actuellement au pied du mur sur la question du nucléaire nord-coréen. Bien qu’elles aient empêché une prolifération extra-coréenne, les sanctions américaines, européennes et internationales ont prouvé leur inefficacité dans l’endiguement d’un programme nucléaire domestique arrivé à maturité. Elles auront en outre donné au régime l’occasion de prouver son ultra-résilience face à une crise sans précédent associant un embargo, une crise sanitaire et de violentes inondations dont la population nord-coréenne – comme à son habitude – paie seule le prix. Plus encore, le régime se sera rendu maître du rythme de cette diplomatie « jusqu’au-boutiste » au détriment son rival américain aujourd’hui contraint de réétudier sa stratégie à l’égard d’un État qui cristallise les relations avec la Chine dans un contexte rééquilibré des rapports de force à l’échelle mondiale. Renier la nucléarisation de Pyongyang revient d’un côté à favoriser une confrontation avec la Chine sur le sujet et de nouveau déstabiliser la péninsule, mais de l’autre à céder sur la crédibilité de l’endiguement de Washington et peut-être affaiblir sa position stratégique dans une région clef du pacifique. Joe Biden, Antony Blinken et son équipe devront faire un choix, conscients que Kim Jung Eun, en habile tacticien, s’est rendu maitre de l’escarmouche politique à destination. Ils devront inévitablement s’interroger sur la capacité de « normalisation » du régime et anticiper ses objectifs en cas de véritable apaisement. Sous quelles conditions le régime acceptera de transformer son modèle politique pour l’adapter à l’altérité de son environnement ? Quelle forme prendrait un rapprochement avec Seoul malgré un déséquilibre économique et social abyssal et un rééquilibre des forces ? Toutes ces questions sont autant de pistes de réflexion qui participeront aux choix stratégiques de l’administration montante à compter de janvier 2021.

[i] Expression empruntée à Marianne Péron-Doise dans sa note de recherche du 10 octobre 2016.
[ii] Maxime Fabret & Maëlle Lefèvre, « L’indo-pacifique à l’heure du Covid-19 : une affirmation des blocs », Asia Centre, 13 juillet 2020.
[iii] David Brunnstrom, « US accuses China of flagrant North Korea violations, offers $5 million reward », Reuters, 1er décembre 2020.
[iv] Elena Volochine, « Corée du Nord : enquête exclusive sur ces pêcheurs qui pillent les eaux voisines », France 24, 8 mai 2020.
https://centreasia.eu/wp-content/uploads/2021/01/Corée-du-Nord-Joe-Biden-déjà-au-pied-du-mur.pdf
[i] Intercontinental Balistique Missile
[ii] Le 19 septembre 2020, Donald Trump déclarait à l’ONU que « les USA n’aurait d’autre choix que de détruire totalement la Corée du Nord s’ils devaient se défendre ». En outre, l’idée d’une intervention US sur le sol nord-coréen a été sérieusement évaluée, comme en témoigne le livre Rage de Bob Woodward (septembre 2020) et l’article de Dexter Filkins « Bolton on the warpath », The New Yorker, 29 avril 2019.
[iii] INSS: Institute for National Security Strategy
[iv] Ahn Sung Mi, « NK Denuclearization is mission impossible: Perry », The Korea Herald, 2 décembre 2020.
[v] Dianne E. Rennack, « North Korea: Economic Sanctions », CRS Report for Congress, 17 octobre 2006.
[vi] TNP : Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. A ce jour, la Corée du Nord est la seule nation à s’en être retiré.
[vii] Michelle Ye Hee Lee, « North Korea nuclear test may have been twice as strong as we thought », The Washington Post, 13 septembre 2017.
[viii] A titre de comparaison, la bombe A qui a rasé Hiroshima avait une puissance de 15kt.
[ix] THAAD: Termina High Altitude Area Defense. Système de missiles antibalistiques américain conçu pour détruire les missiles balistiques de courte portée et de portée intermédiaire.
[x] Mary Beth D. Nikitin & Samuel D. Ryder, « North Korea’s nuclear weapons and missile programs », Congressional Research Service, 14 juillet 2020.
[xi] Sous-marin Nucléaire Lanceur d’Engin
[xii] https://missilethreat.csis.org/missile/pukguksong-3/
[xiii] Afin d’éviter un traçages satellite de l’itinéraire du missile entre la place Kim Il-Sung et sa zone de stockage.
[xiv] Pierre Bouvier, « Corée du Nord, onze ans de sanctions, qui n’ont rien changé à la détermination de Pyongyang », Le Monde, 12 septembre 2017.
Blaine Harden, « Value of UN sanctions on North Korea disputed », Washington Post Foreign Service, 12 juin 2009.
[xv] Résolutions n°1718, 1874, 2087, 2094, 2321, 2270, 2397, 2375, 2371 et 2356.
[xvi] https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/history-north-korea/#
[xvii] L’extraterritorialité de certaines lois américaines donnent aux juridictions le pouvoir de condamner à de très lourdes peines financières des entreprises étrangères au motif de l’utilisation du dollar lors de transactions frauduleuses.
[xviii] https://www.un.org/securitycouncil/fr/content/resolutions
[xix] Ibid
[xx] AFP, « Sanctions : Washington bloque à l’ONU l’envoi de matériel sportif à Pyongyang », 26 juillet 2018.
[xxi] NIC, « North Korea: Likely response to economic sanctions », 10 décembre 1991.
Document disponible ici : https://www.cia.gov/library/readingroom/document/0005380437
[xxii] Marianne Péron-Doise, « Corée du Nord, l’impossible dénucléarisation », IRSEM, 10 octobre 2016.
[xxiii] Résolutions n°2397, 2375, 2371 et 2356.
[xxiv] DMZ : la zone démilitarisée qui longe le 38e parallèle.
[xxv] Harold Thibault, « Sommet de Pyongyang : après le nucléaire, le pari économique de Kim Jung Eun », Le Monde, 18 septembre 2018.
[xxvi] https://newsis.com/view/?id=NISX20201010_0001192763
[xxvii] « 제가 전체 인민의 신임 속에 위대한 수령과 위대한 장군님의 위업을 받들어 이 나라를 이끄는 중책을 지니고 있지만 아직 노력과 정성이 부족하여 우리 인민들이 생활상 어려움에 벗어나지 못하고 있습니다. 그럼에도 우리 인민들은 언제나 나를 믿고 나를 절대적으로 신뢰하고 나의 선택과 결심을 그 무엇이든 지지하고 받들어주고 있습니다. »
[xxviii] Maxime Fabret & Jean-Yves Colin, « La Corée du Nord se prépare-t-elle à une seconde Pénible Marche ? », Asia Centre, 22 juin 2020.
[xxix] ibid
[xxx] Du sommet de Singapour en 12 juin 2018 à la démolition du bureau de liaison intercoréen à Kaesong le 16 juin 2020.
[xxxi] Les Six-party talks désignent une série de pourparlers qui se tinrent entre 2003 et 2007 entre les différents acteurs directement impliqués par le développement du nucléaire nord-coréen : la Russie, la Chine, Corée du Nord, Corée du Sud, États-Unis et Japon.
[xxxii] Joint Comprehensive Plan of Action
[xxxiii] https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/2015_07_14_-_factsheet_-_accord_sur_le_nucleaire_iranien_cle4cd9a4.pdf
[xxxiv] Contenu de l’échange : https://www.hudson.org/research/16210-transcript-dialogues-on-american-foreign-policy-and-world-affairs-a-conversation-with-former-deputy-secretary-of-state-antony-blinken
[xxxv] ibid
[xxxvi] Brad Robert, « Living with a nuclear-arming North Korea », 38 North Special Report, novembre 2020.
[xxxvii] Van Jackson, « Risk realism, the arms control endgame for North Korea policy », CNAS, septembre 2019.

asiacentre.eu