Par Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur senior à Asia Centre.
Introduction
Depuis des mois, le gouvernement de Narendra Modi affronte un puissant mouvement de protestation contre trois lois votées en Septembre 2020 pour réformer le marché agricole indien. Traditionnellement, l’Etat joue un rôle structurant dans le secteur, une part notable de grains (riz et blé au premier chef) étant achetée par les pouvoirs publics, stockée dans les entrepôts de la Food Corporation of India, pour alimenter les « boutiques à juste prix », les fair price shops qui donnent accès à des biens de première nécessité aux populations défavorisées. Une part de la production agricole est pour ce faire mise en vente par les producteurs dans les mandis, des marchés contrôlés par les « comités de marché des produits agricoles », où s’approvisionne la Food Corporation of India, établie en 1965, alors que commençait la « révolution verte », son but affiché étant d’« assurer la sécurité alimentaire de la nation ». Elle garantit aux producteurs un prix minimum, dit Minimum Support Price (MSP) pour le riz, le blé, diverses variétés de millets et autres céréales. Les mandis n’ont pas le monopole du commerce des produits agricoles, et ils ne sont pas assez nombreux pour satisfaire aux besoins de tous les petits producteurs, mais leur rôle économique est décisif en ce que le MSP donne un ordre de grandeur des prix agricoles.
La réforme du commerce des produits agricoles : les trois lois
La première loi votée redéfinit les conditions permettant d’invoquer la loi sur les biens alimentaires essentiels ; la seconde favorise l’expansion des marchés agricoles privés, à côté des mandis contrôlés ; la troisième régule les contrats entre agriculteurs et acheteurs. En réformant le système établi, qui n’est pas sans défauts, le gouvernement Modi a prétendu, et prétend toujours, favoriser les producteurs en libéralisant le marché, et donc, sur le papier, la concurrence entre acheteurs, au bénéfice des paysans vendeurs. L’argument n’a pas convaincu. La première loi est accusée de laisser carte blanche aux spéculateurs faisant des stocks de grains ; la deuxième de ne pas imposer de MSP aux acheteurs des mandis privés ; la troisième d’instaurer un jeu inégal entre agriculteurs et grandes firmes commerciales.
Dès les premières ordonnances de juin 2020, supplantées ensuite par les lois votées en septembre, les protestations ont commencé. Elles ont pris une ampleur inattendue, qui rappelle celle des manifestations spontanées qui avaient marqué, fin 2019 et début 2020, la loi sur les réfugiés des pays voisins, ouvrant la voie à leur possible naturalisation, sauf pour les musulmans. Le premier confinement contre le Covid avait eu raison de ce mouvement sur la citoyenneté. Une nouvelle fois, des manifestations de masse se dressent contre le pouvoir, mais le contexte socio-politique est bien différent, car est en jeu cette fois le fondement de la société indienne : les paysans.
Un monde agricole fragilisé
Les partisans de la réforme peuvent arguer qu’une libéralisation des marchés agricoles, qu’appuierait une amélioration des infrastructures, permettrait à l’Inde de jouer un rôle à sa mesure sur les marchés internationaux, alors qu’en 2018 elle ne comptait que pour moins de 2,5% du commerce agricole mondial, l’argument ne porte guère. Un rapide tableau de la crise de l’agriculture en Inde permet de comprendre pourquoi. En 2016, Narendra Modi avait annoncé en fanfare que son gouvernement entendait doubler le revenu des agriculteurs en six ans. On en est loin, d’autant que la crise est structurelle. Dans les régions les plus productives, le coût de la révolution verte, très positive à court terme pour la sécurité alimentaire du pays, se révèle bien plus problématique à long terme, en raison même de sa nature productiviste, fondée sur irrigation, variétés améliorées et engrais, et aidée par les subventions accordées aux intrants de ce type d’agriculture. En maintes régions les sols s’épuisent et les nappes phréatiques baissent. Le passage de l’agriculture de subsistance à l’agriculture commerciale a aussi un coût, quand les prix ou les aléas climatiques ruinent les prévisions—et les petits paysans surendettés : de 1995 à 2016 (dernière année pour laquelle le gouvernement a publié les données), plus de 333 000 paysans se sont suicidés, le rythme récent étant de l’ordre de 11 à 12 000 suicides annuels. Le morcellement des terres, génération après génération, fait que la taille moyenne d’une propriété est tombée à 1,08 ha en 2016, et qu’elle est inférieure à 1 ha dans les Etats les plus peuplés, alors que la base industrielle de l’Inde est trop faible pour offrir assez de débouchés aux fils de paysans qui voudraient quitter l’agriculture. Cette même année l’agriculture, qui comptait pour 47% des emplois indiens, ne contribuait que pour 17 % du PIB.
Delhi Chalo ! Se faire entendre du pouvoir
Si les protestations sont venues de toute l’Inde, le mouvement s’est cristallisé dès octobre, et surtout en novembre, dans les Etats du Pendjab et de l’Haryana, hauts lieux de la révolution verte, proches de New Delhi, sur le mot d’ordre « Delhi Chalo ! » (Marchons sur Delhi !). En fait les manifestants ont été arrêtés aux abords de la capitale indienne et y ont établi des camps, tenant bon, semaine après semaine, en dépit du Covid et du froid hivernal. Des dizaines de syndicats paysans ont mené une action conjointe demandant purement et simplement le retrait des trois lois incriminées, et des garanties de maintien du Minimum Support Price. Le dialogue s’est engagé avec le gouvernement, sans résultats malgré une dizaine de rencontres. La proposition du pouvoir de suspendre pendant un an et demi l’application des lois n’a eu aucun écho, non plus que la proposition, appuyée par la Cour suprême, d’établir un comité d’experts pour négocier avec le mouvement.
Une gestion verticale de la crise
Comme beaucoup de manifestants du Pendjab sont sikhs, des commentaires malvenus formulés par la mouvance du Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir ont tenté de décrédibiliser les manifestants en parlant du Khalistan, cet Etat sikh rêvé par les indépendantistes dans les années 80 : une insurrection douloureuse, écrasée difficilement, et qui avait coûté la vie à Indira Gandhi. L’inévitable accusation d’une conspiration étrangère (traduire le Pakistan, puis des cercles internationaux plus larges y compris la diaspora sikhe) fut aussi évoquée, a fortiori après les dérives ayant marqué la célébration de la fête de la République, le 26 janvier 2021, quand forces armées et chars illustrant les divers Etats indiens défilent au cœur de New Delhi. Les manifestants paysans avaient finalement obtenu l’autorisation de défiler avec leurs tracteurs ce jour-là sur les périphériques cernant la capitale indienne mais des heurts éclatèrent avec la police, et des manifestants — des agents provocateurs suggèrent certains analystes —, réussirent à entrer dans le Fort Rouge, au cœur du vieux Delhi, l’un d’entre eux hissant un drapeau sikh sur la citadelle. La mort, accidentelle ou pas, d’un paysan, et les nombreux blessés chez les manifestants et la police ternirent cette journée, et suscitèrent des divisions au sein des syndicats paysans, mais in fine le mouvement tint bon, et s’amplifia même quand les agriculteurs d’Uttar Pradesh se mobilisèrent autour d’une figure du mouvement paysan de cet Etat le plus peuplé de l’Inde et voisin de New Delhi : Rakesh Tikait, du puissant « Syndicat des agriculteurs indiens » (Bharat Kisan Union).
Inévitablement, un mouvement aussi résolu nourrit divers récits politiques. De façon attendue, le parti du Congrès et d’autres partis d’opposition ont accusé le gouvernement Modi d’incompétence ou, après la présentation du budget pour l’année financière 2021-22, de favoriser le 1% du « capitalisme de connivence » contre le reste du peuple. Il fut souligné que les lois en cause furent votées au Parlement sans réel débat de fond, le BJP disposant à lui seul de la majorité à la Chambre basse, et sans réelle consultation avec les syndicats paysans. La tentation autoritaire aurait ainsi nourri les tensions, alors que la question de la réforme du marché agricole n’est pas nouvelle.
La réponse du gouvernement a quant à elle suivi une triple ligne : en premier lieu, garder une porte ouverte en direction des paysans, mais sans être prêt à retirer les trois lois en cause ; intimider les médias et l’opposition (enquêtes préliminaires, interdiction physique de rencontrer les paysans cernés désormais de barrières « protectrices » de béton et de barbelés après une attaque d’un de leurs camps par des « résidents locaux ») ; enfin, on l’a dit, dénoncer une « conspiration internationale anti-indienne », active sur les réseaux sociaux, a fortiori après les tweets de soutien aux paysans de la pop star Rihanna et de la jeune militante écologiste Greta Thunberg. Plus classiquement, la résilience du mouvement a évidemment suscité l’attention internationale, entre autres au Congrès américain et au Parlement britannique.
Fédéralisme et société
Mais c’est évidemment en Inde même que se posent les questions les plus décisives pour le gouvernement BJP de Narendra Modi. La première question relève du droit constitutionnel. La Constitution indienne distingue les domaines relevant du pouvoir central, ceux relevant des Etats de l’Union, et ceux relevant des deux. L’agriculture et les marchés agricoles relèvent fondamentalement des Etats, comme l’ont fait remarquer nombre de ceux gouvernés par l’opposition. Mais le point 33 de la liste mixte, invoquée par le gouvernement central, porte sur le commerce des produits alimentaires, le coton, le jute, etc… Le débat ouvert sur cette question de droit pourrait opposer le pouvoir central et certains des Etats devant leurs Hautes Cours voire devant la Cour suprême, mais ce n’est sans doute pas là, pour l’heure, la préoccupation majeure du gouvernement.
Plus sensibles pour lui sont les conséquences politiques éventuelles du mouvement paysan. Si des manifestations ont marqué l’ensemble du pays, la prévalence du Pendjab et de l’Haryana ont pu valider l’idée que le mouvement était surtout porté par la paysannerie relativement aisée, un point que pouvait conforter les manifestations de tracteurs, que nombre d’agriculteurs microfundiaires ne peuvent s’offrir. L’argument est toutefois fragile, à deux égards. Dans la masse des manifestants (et des manifestantes : avec les migrations saisonnières des hommes, la place des femmes dans l’agriculture augmente), on voit bien que ne sont pas seulement en jeu les « privilégiés ». Et surtout, les petits paysans majoritaires peuvent reprendre à leur compte l’argument selon lequel la puissance de négociation des grands groupes commerciaux achetant les produits agricoles amenuise leurs marges de manœuvre : c’est toute l’ambiguïté de la loi sur l’agriculture contractuelle. Les inégalités divisent le monde des agriculteurs (sans même parler des métayers et des ouvriers agricoles) mais tous peuvent craindre les effets d’une libéralisation doctrinaire. A fortiori, la digitalisation de l’économie voulue par le pouvoir, y compris dans le monde agricole, ne peut être perçue par tous comme émancipatrice…
Quel impact politique ?
Question majeure : cette inquiétude et ces protestations peuvent-elles troubler le jeu politique, au détriment du BJP ? Déjà, au Pendjab, le parti sikh Akali Dal, allié de longue date du BJP, s’est retiré de la coalition nationale qui les unissait. Plus sensible encore est la question des Jats, la plus grande caste paysanne du nord de l’Inde. Or les Jats sont bien présents dans le mouvement depuis qu’il a gagné l’Uttar Pradesh, à commencer par la figure de Rakesh Tikait, qui ne cache pas sa frustration d’avoir voté pour le BJP. Dans la dialectique si déterminante liant en Inde caste et politique, le risque de s’aliéner les Jats, et plus largement les castes paysannes, devrait inciter à la prudence : c’est bien pourquoi le gouvernement Modi n’entend pas rompre ce qui est pour l’heure un dialogue infructueux.
L’hubris du parti dominant, devenu hégémonique après les élections générales de 2019 lui coûtera-t-elle cher ? Les observateurs ont noté que dans le budget présenté au Parlement le 1er février, les financements en faveur des Etats devant élire leur nouvelle assemblée et donc leur nouveau gouvernement en 2021 (Assam, Bengale occidental, Kérala, Tamil Nadu) avaient été privilégiés, que ces Etats soient gouvernés par le BJP, par un parti allié ou par des partis d’opposition. A sa façon, le mouvement paysan pose à son tour la grande question politique de l’Inde d’aujourd’hui : la personnalité de Narendra Modi et la puissance du BJP ont-elles remodelé le paysage politique au point que l’électorat lui reste fidèle quoiqu’il advienne —ou pas ? En 2016, après la calamiteuse démonétisation des gros billets, beaucoup d’experts avaient prédit que Modi et son parti en paieraient le prix. C’est l’inverse qui arriva en 2019. Covid oblige, le confinement imposé du jour au lendemain le 24 mars 2020 avait jeté sur les routes des centaines de milliers de travailleurs informels perdant emploi et salaire, mais aux élections du Bihar (plus de 120 millions d’habitants) en novembre, le BJP avait notablement amélioré son score en sièges, assurant le maintien au pouvoir de la coalition sortante.
Toutefois, la confiance semble aujourd’hui amoindrie chez les protestataires. L’assurance de conserver le MSP, formulée par Narendra Modi le 8 février, tout comme son appel à cesser le mouvement n’ont pas été entendus. Rien n’est donc joué, à plus de trois ans des prochaines élections générales. Deux grands mouvements de contestation en un peu plus d’un an, lancés hors des partis politiques, sur des thèmes très différents, devraient sonner l’alarme pour un pouvoir toujours puissant qui entend, idéologie, réformes et quête de puissance obligent, construire « une nouvelle Inde »…