Par Jean-Yves Colin, chercheur associé à Asia Centre.
L’agenda diplomatique du nouveau Président des Etats-Unis est lourdement chargé : Iran, Ukraine, Russie, Proche-Orient, relance du dialogue avec les européens, organisations multilatérales…et bien sûr relations avec la Chine. C’est la dimension asiatique qui semble prévaloir en ce début de mandat comme en ont déjà attesté dès février et mars les déplacements des responsables américains des affaires étrangères et de la défense en Asie ainsi que la rencontre avec leurs homologues chinois en Alaska dont on ne sait s’il faut en retenir les éclats publics entre eux en début de réunion ou espérer dans le dialogue privé qui a suivi.
La visite du Premier Ministre nippon M. Suga Yoshihide à Washington le 16 avril, le premier responsable étranger à être reçu in situ par le nouveau Président, souligne avec force le déplacement du centre de gravité du monde vers l’Asie et le Pacifique. Immédiatement après cette visite a été confirmée celle du Président sud-coréen M. Moon Jae-in pour la seconde quinzaine de mai, les services de la Maison Blanche affirmant que l’alliance entre les Etats-Unis et la Corée du Sud est « en acier» (« ironclad »).
La rencontre entre le Président Biden et le Premier Ministre Suga a permis d’affirmer ou réaffirmer des convergences multiples. Le Premier Ministre japonais a ainsi apporté son soutien aux nouvelles initiatives américaines sur le climat dans le contexte d’un prochain sommet virtuel. En réciprocité le Président Biden apportait le sien au maintien des prochains Jeux Olympiques de Tokyo alors que la défiance à leur égard persiste, notamment du fait de la recrudescence de la pandémie au Japon mais à un niveau bien inférieur à ceux observés en Europe et dans les Amériques. Leur convergence sur la technologie, au-delà des éléments purement techniques, pointe en direction de la Chine par leur référence appuyée à la préservation et au partage des valeurs démocratiques ainsi qu’avec l’annonce d’un développement conjoint alternatif à la 5G chinoise pour 2 milliards de USD.
C’est la Chine qui semble avoir été le sujet essentiel de leur réunion.
Avant l’arrivée de Suga Yoshihide à Washington, certains observateurs s’interrogeaient quelque peu doctement sur le positionnement d’un Japon écartelé entre sa traditionnelle alliance avec les Etats-Unis et ses intérêts économiques en Chine. Ils mettaient notamment en exergue le rôle de la Chine en tant que premier client et fournisseur de l’archipel. En réalité les gouvernements japonais, pas plus celui de M. Suga que celui de son prédécesseur Abe Shinzo et bien d’autres auparavant, ne se sont engagés dans une forme d’équidistance ni ne sont écartés de la primauté de l’alliance avec Washington. Certes le pragmatisme et parfois la prudence ne leur font pas défaut comme le montrent l’adaptabilité des Premiers Ministres nippons aux personnalités en poste à Washington – ce fut le cas de Abe Shinzo avec D. Trump – et leur relative modération sur les sujets sensibles que sont la situation de la minorité ouïgoure, la « continentalisation » de Hong Kong et les droits de l’homme en Chine. Ils doivent aussi tenir compte du lourd poids de l’Histoire dans les relations entre le Japon et la Chine, que Pékin sait manipuler avec talent.
Le communiqué officiel de cette réunion souligne la volonté d’œuvrer ensemble « à la résolution des défis représentés par la Chine et sur des problématiques telles que celles de la mer de Chine orientale, de la mer de Chine méridionale mais aussi de la Corée du Nord ». Ce faisant, trois sujets essentiels pour le Japon sont visés : la libre circulation maritime, la souveraineté nippone sur les îles Senkaku (cf. Brève du 10 mars dernier sur la montée des tensions autour des îles Senkaku) et le danger nord-coréen pour l’équilibre en Asie du Nord et l’archipel nippon. Dans ses commentaires de conférence de presse, le Premier Ministre japonais a souligné le total accord entre Tokyo et Washington.
Particulièrement significative à la fois dans la forme et le fond est la mention de la question taïwanaise dans le communiqué final. Dans la forme puisque c’est une première depuis celle de 1969 entre le Président Nixon et le Premier Ministre Sato Eisaku. Dans le fond puisqu’alors ni Tokyo ni Washington ne reconnaissaient diplomatiquement la République Populaire de Chine mais seulement la République de Chine, à Taiwan. Même en n’étant guère précis dans les détails – mais est-ce une faiblesse ou plutôt une marque de prudence tactique et diplomatique ? – Suga Yoshihide insiste sur « l’importance de la paix et la stabilité du détroit de Taiwan », reprenant ainsi presque mot pour mot la déclaration Nixon-Sato, au regret de certains commentateurs américains espérant sans doute un ton plus martial.
L’axe Washington – Tokyo était ces derniers jours tellement au beau fixe qu’il faut aussi retenir les propos de John Kerry, représentant du Président Biden pour les questions climatiques, à Seoul le 17 avril après son passage à Shanghai. En réponse au Ministre des Affaires Etrangères sud-coréen Chung Eui-yong lui faisant part des « graves inquiétudes » coréennes à l’égard du projet japonais de relâcher des eaux contaminées de la centrale Fukushima Dai-Ichi dans l’océan Pacifique, John Kerry a noté que le Japon avait été « très transparent au sujet de sa décision et du processus » en liaison avec l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA), et a jugé inappropriée une intervention américaine dans ce processus. De son côté, deux jours plus tard, le nouvel ambassadeur japonais en Corée du Sud, Aiboshi Koichi, a indiqué que son pays serait favorable à une participation sud-coréenne à une mission d’inspection de l’AIEA lors d’une réunion à laquelle participaient l’ambassadeur chinois et le Vice-Ministre coréen des affaires étrangères.
Il est donc clair que l’axe Washington-Tokyo demeure très solide et ferme à l’égard de Pékin, et que si Tokyo ne s’embarrasse guère des questions intérieures à la Chine, les sujets concernant sa souveraineté et les menaces chinoises vis-à-vis de Taiwan préoccupent très sérieusement le gouvernement japonais. Il est probable que la venue à Washington du Président coréen sera aussi l’occasion pour le Président américain de souligner les mérites pour Seoul de l’alliance américano-coréenne, voire d’un dialogue davantage apaisé entre Tokyo et Seoul.
Il reste, pour l’Europe continentale et le Royaume-Uni, une question quasi existentielle relative à l’importance que les alliés traditionnels des Etats-Unis représentent désormais dans un monde où les urgences les plus pressantes seraient en Asie et où celle-ci et les Etats-Unis domineraient le commerce international et l’innovation technologique…tout en sortant plus vite et peut-être en meilleure forme qu’eux. C’est enfin le signe que dans le cadre des relations de l’Europe avec la Chine, le Japon et la Corée du Sud sont deux pays à ne pas négliger.