Par Maëlle Lefèvre, chargée de recherche à Asia Centre
Le 14 août 2021, était lancée sur la plateforme Netflix (mais aussi sur les plateformes de streaming telles que Line TV, myVideo et MOD) et la télévision taïwanaise la série en douze épisodes intitulée « Seqalu : Formosa 1867 » adaptée du roman « Fleur marionnette » (傀儡花) de l’écrivain Chen Yaochang (陳耀昌). L’histoire est basée sur les évènements historiques liés à l’incident du Rover en 1867. Le Rover, un navire marchand américain se dirigeant vers la Chine heurta en 1867 le récif corallien près d’Eluanbi, dérivant ainsi dans la zone de Kenting, l’extrémité Sud de l’île. Les membres de l’équipage ainsi que la femme du capitaine furent tués par les aborigènes habitant les environs, ces derniers voulant se venger des massacres commis auparavant par les Hollandais. En guise de réponse, une expédition militaire américaine a ensuite été menée à l’encontre des tribus responsables.
La sortie d’une série historique peut paraître anecdotique parmi les autres évènements touchant directement ou indirectement Taiwan, comme la pandémie qui a été une nouvelle fois endiguée avec succès, les incursions répétées des avions militaires chinois dans l’ADIZ taïwanaise, la présence de la frégate française PS Provence sur la côte Ouest de Taiwan, non pas dans les eaux internationales du détroit mais bien dans les eaux territoriales de l’île cette fois-ci, ou encore le retrait définitif des troupes américaines d’Afghanistan qui n’ont pas manqué de faire réagir la Chine, cette dernière établissant un parallèle immédiat avec le soutien apporté par les États-Unis à Taiwan qui pourrait s’avérer tout aussi versatile dans le futur…
Cependant, le succès retentissant de la série après la diffusion de ses deux premiers épisodes est devenu le nouveau sujet de discussion sur l’île, dépassant comme audience les simples amateurs de série. PTS n’avait jamais eu une telle audience sur un drama historique depuis 21 ans d’existence : le record a été battu avec pas moins de 1 193 900 téléspectateurs pour les deux premiers épisodes (seulement pour la chaîne de télévision), auxquels doivent être ajoutés les visionnages sur les plateformes de streaming. La série a été l’émission la plus visionnée sur LINE TV pendant deux jours consécutifs. Sans surprise, « 斯卡羅 » est ensuite devenue la recherche n°2 sur Google pendant la journée qui a suivi son lancement. Dans le même temps, le roman « 傀儡花 » est passé au rang de bestsellers dans la plus grande librairie en ligne de Taiwan Books.com.tw. Le décès de Camake Valaule jouant le chef de l’une des tribus a par ailleurs attiré l’attention des spectateurs sur la culture aborigène actuelle, l’acteur, également directeur d’une école primaire dans le comté de Pingtung, étant connu pour ses différentes actions promouvant la culture Paiwan. Les discussions entre Taiwanais sur l’histoire complexe de l’île et ses différentes communautés se sont multipliées sur les réseaux sociaux et dans les différents médias, montrant que la série comporte des enjeux non négligeables aux yeux de la société taïwanaise.
En effet, cette série a quelque chose d’inédit. Certes, PTS a déjà lancé d’autres séries historiques à gros budget[1] comme « Island Nation » (國際橋牌社) parue en 2020 et dont la toile de fond n’est autre que la transition démocratique des années 1990, lorsque l’île est passée du statut d’état autoritaire à celui de démocratie juvénile. Cependant, contrairement à « Island Nation » ou encore la mini-série de 2017 « Days we Stared at the Sun II » (他們在畢業的前一天爆炸II) qui relate les évènements du Mouvement des Tournesols de 2014, « Seqalu » n’est pas simplement une série sur l’histoire politique de Taiwan. Plus important encore, elle met en lumière une période davantage méconnue du monde entier et des Taïwanais eux-mêmes, une période durant laquelle Taiwan n’était pas une terre peuplée majoritairement de Hans parlant le mandarin, mais bien un territoire occupé par ses premiers habitants, les tribus aborigènes austronésiennes (en l’occurrence les tribus Paiwan au niveau de Kenting), les Hakkas et les Hoklos provenant du Sud de la Chine continentale et se disputant souvent les terres à cultiver, ainsi que les représentants de la dynastie Qing gouvernant certaines parties de Formose depuis Taiwanfu, l’actuelle Tainan. Langues aborigènes, minnanyu (la langue composant en majorité le taïwanais ou taiyu moderne) et kejiahua (le dialecte de la communauté Hakka) se mêlent ainsi avec le putonghua (mandarin) dans la série, mettant l’accent sur la pluralité des identités de l’époque et les différentes tensions existant entre ces dernières.
Et c’est bien cette photographie minimaliste de communautés diverses et variées et non pas d’une identité taïwanaise commune, avec un soin tout particulier accordé aux costumes et à la représentation des autochtones Paiwan, qui constitue un élément nouveau dans l’univers des séries taïwanaises. Peu longtemps auparavant, les séries sur la Chine ancienne ou les dramas autour de riches familles Han taïwanaises dominaient le paysage des feuilletons. Jusqu’à récemment, les séries faisant apparaître les Aborigènes étaient encore critiquées pour les stéréotypes véhiculés. Désormais, les Taïwanais semblent prendre davantage conscience de leurs particularités propres, les distinguant de l’identité mono-culturelle Han défendue par la Chine communiste mais aussi le Guomindang de Tchang Kai-chek. En effet, une fois arrivé au pouvoir à Taiwan après la défaite du Japon en 1945, le KMT avait bien veillé à faire de la langue et de l’identité Han une priorité nationale, cherchant à éradiquer du territoire toute trace du passé colonial japonais, mais également les éléments propres à l’identité taïwanaise et autochtone. Les 本省人 (Hans arrivés sur Taiwan lors des premières vagues de migration pendant l’occupation hollandaise puis sous la dynastie Qing) étaient écartés de la politique et de l’activité économique de l’île, les 外省人 (Hans arrivés avec Tchang Kai-Chek une fois le KMT vaincu par le PCC en 1949) occupant les différentes fonctions de l’État et dirigeant la plupart des grandes entreprises, publiques pour la grande majorité d’entre elles. Quant aux Aborigènes, les discriminations connues sous la colonisation japonaise se sont poursuivies sous l’état autoritaire du KMT, et même au-delà. Fait parlant de lui-même : il a fallu attendre 1994 pour que le terme péjoratif de « peuple des montagnes » (山胞) mis en place sous le régime japonais pour désigner les Aborigènes soit banni des textes officiels et remplacé par « autochtones » (原住民), via un amendement constitutionnel et sous l’impulsion de Lee Teng-hui.
Aussi, « Seqalu », à laquelle s’ajoutent les séries politiques citées précédemment, est finalement le reflet d’une identité taïwanaise en cours de construction, plus inclusive, plus diversifiée, et en phase de réconciliation mémorielle.
En ce qui concerne l’inclusion et la diversité, que la cause des Autochtones soit instrumentalisée ou non en termes de communication, elle reste l’une des politiques majeures menées par le DPP de Tsai Ing-wen. Ainsi, en 2016, la Présidente avait prononcé des excuses officielles auprès de la communauté aborigène pour les « souffrances et les injustices subies au cours des quatre cents dernières années », reprenant notamment le dossier des terres autochtones nationalisées par le régime japonais et récupérées par le KMT. La même année, une commission de justice transitionnelle indigène était mise en place, s’occupant notamment de la question des terres ancestrales. Les experts de cette commission avaient conclu qu’avant l’arrivée des Japonais sur l’île en 1895, entre 60 % et 70 % du territoire taïwanais appartenait aux Aborigènes. Si ces politiques ont déçu beaucoup d’autochtones du fait des difficultés rencontrées dans la récupération des terrains occupés, elles sont révélatrices d’une nouvelle tendance vis-à-vis des premiers habitants de l’île, ces derniers étant finalement les plus légitimes à réclamer l’indépendance de leur territoire vis-à-vis de la Chine. Car la politique n’est jamais très loin en effet, cette identité austronésienne également présente dans d’autres pays du Pacifique tels l’Indonésie, les Kiribati, la Malaisie, les îles Marshall, Nauru, Palaos, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Tuvalu, les Philippines, l’Australie ou encore la Nouvelle-Zélande, est par ailleurs l’un des éléments de la New South Bound Policy de Tsai Ing-wen cherchant à diversifier les partenaires économiques de Taiwan pour dépendre moins de la Chine en termes de commerce extérieur, et à tisser des liens diplomatiques informels avec ses voisins.
Pour la justice mémorielle, certains tabous persistent encore et se doivent d’être levés. Contrastant avec une Chine amnésique dirigée par un Parti qui souhaite taire tout évènement ayant trait à la Révolution Culturelle et aux crimes commis sous le régime de Mao Zedong pendant le Grand Bond en avant et la Grande Famine qui en a découlé, ces dernières années, le gouvernement taïwanais a accéléré les efforts en termes de transparence sur les exactions injustes commises sous la Terreur blanche (白色恐怖). En 2019, Tsai Ing-wen s’était engagée à faire pression sur le Bureau de la sécurité nationale et d’autres agences pour déclassifier les principaux dossiers ayant trait à l’époque de la Terreur blanche, cette période durant laquelle une loi martiale a été établie sous le KMT, de nombreux dissidents politiques et autres éléments dérangeants pour le régime ayant été exécutés. Une Commission de justice transitionnelle a été mise en place en mai 2018 pour exonérer les victimes politiques de cette époque. La loi sur les archives politiques (政治檔案法) a été adoptée en juillet 2019 pour faciliter la collecte, l’examen et la déclassification des documents sur les affaires politiques. A la veille du 73ème anniversaire de l’incident du 28 février – le début de différents mouvements de résistance dans tout Taiwan réprimés par la force –, soit le 27 février 2020, une base de données de justice transitionnelle a également été lancée pour permettre aux citoyens d’accéder aux différents documents, dont par exemple 41 000 pages de jugements des tribunaux militaires. De manière intéressante, la sortie en 2019 et sur Netflix d’une autre série à succès, « Detention » (返校), un thriller horrifique adapté d’un jeu vidéo ayant pour toile de fond la terreur blanche, est également révélatrice de l’évolution de la société taïwanaise qui n’hésite pas à faire apparaître sur écran mais surtout à l’attention des audiences étrangères les crimes de son passé.
Une identité plus inclusive, diversifiée et apaisée, donc, et sur laquelle les Taïwanais trouvent peu à peu un consensus, nécessaire avant tout export à l’étranger et pour la mise en place d’un narratif taïwanais commun réclamé par le soft power.
L’attention portée par le gouvernement sur « Seqalu » montre en effet la composante politique de cette dernière. Le vice-président William Lai l’a bien exprimé alors qu’il assistait à la première de la série, le 10 août à Taipei. Qualifiant cette série de drame historique comme on n’en a jamais vu à la télévision taïwanaise, il a rappelé l’ambition du gouvernement pour promouvoir davantage l’industrie cinématographique et télévisuelle taïwanaise à l’étranger afin de partager les diverses histoires du pays avec le public international. En effet, une fois exportée à l’étranger, cette identité culturelle taïwanaise contribue à la formation d’un soft power taïwanais à part entière.
L’américain Joseph Nye, à l’origine de ce concept à distinguer du hard power, c’est-à-dire de la coercition militaire ou économique, décrit la culture comme un élément composant le soft power, lui-même défini comme un pouvoir d’attraction et de persuasion qui permet d’atteindre des objectifs de politique étrangère au même titre que le hard power. Pour Taïwan, encore plus que pour d’autres pays, le soft powerprend tout son sens. Dépourvu de reconnaissance diplomatique (au jour d’aujourd’hui, seuls 15 États reconnaissent l’île), absent des organisations internationales, Taiwan manque de nombreux moyens conventionnels pour créer des réseaux et communiquer avec les pays du monde entier. Ainsi, « Seqalu », mais aussi les autres séries comme « Island Nation » ou encore « Detention », est l’un des multiples éléments constituant le pan culturel du soft power taïwanais, fragile certes, mais qui permet ainsi de véhiculer vis-à-vis des audiences étrangères des narratifs différents de ceux que voudraient faire entendre la Chine sur Formose.
Enfin, le timing est important : ce soft power naissant est d’autant plus le bienvenu que la victoire taïwanaise sur le Covid depuis les débuts de la pandémie (un début de vague ou plutôt de « goutelettes »[2]de cas locaux a été finalement maîtrisé après la mise en place de mesures particulièrement strictes pendant deux mois à partir de mai, le nombre de cas locaux déclarés en cette fin de mois d’août oscillant entre deux ou zéro) a permis à l’île d’obtenir une visibilité inédite à travers les médias, son absence paradoxale de l’OMS ayant été décriée de nombreuses fois. Les records obtenus en termes de médailles aux Jeux Olympiques de Tokyo par les athlètes taïwanais (un total de 12 médailles) mais marqués dans la catégorie « Chinese Taipei » ont également attiré l’attention des observateurs étrangers sur cette « bizarrerie », au grand dam de la Chine. La mention de « Taiwan » et non pas de « Chinese Taipei » par les présentateurs japonais lors de leur entrée dans le stade n’a pas non plus échappé aux observateurs taïwanais et chinois.
Que ce soit à travers la culture, le sport, ou encore la gestion sanitaire de la pandémie, le soft powertaïwanais semble en effet avoir progressé de manière beaucoup plus rapide ces dernières années. Un progrès d’autant plus significatif qu’à l’inverse, le soft power chinois s’est peu à peu éteint au profit du hard power, pour des raisons de politique intérieure mais aussi extérieure. A l’ère de Hu Jintao durant laquelle les JO de Beijing de 2008 avaient été organisés et avaient constitué une mise en avant de tous les narratifs composant le soft power chinois – tradition, premières inventions, puissance, harmonie, communauté de destin, route de la soie et autres – s’est substituée celle de Xi Jinping, ce dernier délaissant toujours plus les discours implicites et tablant davantage sur la coercition économique et militaire pour atteindre ses objectifs. Sans surprise, les résultats de nombreux sondages concernant les perceptions des pays étrangers vis-à-vis de la Chine n’ont jamais été au plus bas.
Et plus que le soft power taïwanais contrastant avec le hard power chinois, les identités qui les composent prennent dans le même temps des chemins toujours plus distinctifs.
D’un côté, le PCC sous Xi Jinping, rompant avec la politique des particularismes de Deng Xiaoping et ce, par crainte de séparatismes, veille à siniser les régions périphériques[3] telles la Mongolie intérieure, le Tibet, le Xinjiang, ou Hong Kong, dont l’identité diffère de la Chine continentale davantage du fait de la culture politique libérale adoptée après la rétrocession de 1997 que pour des raisons ethniques ou religieuses. Pour ce faire, se basant sur une définition désormais étroite du nationalisme centré sur la loyauté envers le PCC et l’attachement à l’identité et la culture Han, le gouvernement chinois impose l’apprentissage du mandarin dans ces régions, contrôle toujours plus sévèrement l’exercice des religions, considérées selon une rhétorique marxiste comme « l’opium du peuple » et donc une menace pour l’autorité du Parti, et préfère bannir le pluralisme ethnique et institutionnel pour assurer une fidélité sans failles au PCC. A Hong Kong, la liberté politique relative, élément constructeur d’une identité distincte hongkongaise, a été mise sous verrou avec l’adoption de la loi sur la sécurité nationale en juin 2020. Différents projets d’éducation patriotique à l’école devraient être mis en place et Carrie Lam a décrété sans ambiguïté que les écoliers de Hong Kong devront apprendre à dire « Je suis Chinois ».
De l’autre côté, Taiwan emprunte le chemin inverse et rompt avec des politiques finalement similaires à celles du PCC mises en place sous Tchang Kai-chek : la culture Han bien que dominante, n’est pas le synonyme de l’identité taïwanaise, mais un ingrédient parmi tant d’autres que sont notamment les cultures autochtones, Hoklos, Hakkas, étrangères, japonaises, qui se sont mêlées sur l’île tout au long de son Histoire, et auxquelles il faut ajouter une culture politique en cours de maturation, celle d’une démocratie, jeune, certes, mais innovante et moderne[4] et qui fait désormais partie intégrante du fait d’être Taïwanais.
Aussi, sans surprise, les résultats du sondage le plus récent de Taiwan New Constitution Foundation(台灣制憲基金會) mené le 10 août 2021 sont les suivants : désormais 89,9 % des citoyens interrogés se considèrent comme Taïwanais et plus de 64 % acceptent d’entrer en guerre avec la Chine pour défendre leur pays (des chiffres en augmentation par rapport aux sondages précédents). Un aspect identitaire fondamental lorsque l’on sait que l’idéal pour Pékin en cas d’invasion de Taiwan est de soumettre rapidement l’île par l’intimidation militaire plutôt qu’à travers une guerre totale, plus longue et plus coûteuse, qui multiplierait les risques d’une intervention américaine. La probabilité d’une résistance accrue des Taiwanais du fait d’une prise de conscience de leur identité propre est élevée.
Le succès non négligeable de la série « Seqalu » dépasse ainsi la seule anecdote. Il constitue l’un des nombreux éléments contribuant à la formation de l’identité et du soft power proprement taïwanais, deux éléments amenés à compter, que ce soit aux yeux de la population taïwanaise ou de la communauté internationale, dans les années et peut-être décennies à venir, en cas de conflit avec la Chine.
[1] Le coût d’un épisode de la série « Seqalu » est estimé aux alentours de 15 500 000 NTD, soit environ 471 000 EUR, tandis que les 12 épisodes réunis représentent un coût de 155 000 000 NTD, soit 4 712 000 EUR.
[2] Voir à ce sujet : Jean-François Di Meglio et Maëlle Lefèvre, « Les vagues de la pandémie atteindraient-elles finalement Taiwan ? Ou bien s’agit-il de « goutelettes » ? »Article N° 2021-20, Asia Centre, 27 mai 2021. Jean François Di Meglio Et Maëlle Lefèvre Article N°2021 20 Click Here To Download
[3] Voir à ce sujet l’article suivant : David Skidmore, « Trouble on China’s Periphery : the Stability-Instability Paradox », The Diplomat, 18 août 2020. https://thediplomat.com/2020/08/trouble-on-chinas-periphery-the-stability-instability-paradox/
[4] Voir à ce sujet l’article : Jean-François Di Meglio et Maëlle Lefèvre « Taiwan : laboratoire de toutes les audaces », Asia Centre, 15 juin 2020. https://centreasia.eu/taiwan-laboratoire-de-toutes-les-audaces/